Par
Emilie Salabelle
Publié le
19 août 2025 à 17h31
Sur le pas de la porte, les mines déconfites se succèdent. « Vous fermez ? C’est triste… » ; « La rue ne sera plus pareille sans vous ». Pablo, libraire depuis 17 ans chez BD Net Bastille, tente de répondre tant bien que mal aux questions qui se succèdent inlassablement depuis l’annonce de la fermeture définitive le 28 septembre 2025, placardée sur la vitrine. Il peine à contenir son émotion. « Ce lieu, c’est un commerce de proximité, mais c’est aussi des liens très forts avec une clientèle ancienne », retrace-t-il, gorge serrée. Ouverte en 2004, la librairie située 26 rue de Charonne (Paris 11e) est une institution du quartier. Elle a grandi et vieilli avec ses habitués. Après 21 ans d’existence, la fin annoncée laisse des souvenirs en cascade, et des cœurs lourds. « Il y a des clients qu’on a connus en poussette, d’autres qui sont arrivés ados et qui viennent maintenant avec leurs enfants », illustre le responsable du rayon BD.
« Cet endroit m’a réconcilié avec les livres »
C’est le cas de Farid, parti ce jour-là dans une énième exploration du coin jeunesse, avec son fils de six ans, Nieles. « Quand je suis arrivé ici pour la première fois, j’étais dyslexique, je détestais lire. Je suis entré par curiosité, j’ai acheté une BD sur les Simpson. Cet endroit m’a réconcilié avec les livres. C’est devenu un lieu de transmission, j’y amène régulièrement mon fils, qui, lui, a la bosse de la lecture ! On trouve de tout ici : des ouvrages classiques, des BD, des mangas, des jeux et des livres jeunesse… Et l’équipe est de très bon conseil, les libraires savent nous orienter vers ce qui plaît à nos bouts de chou. C’est un vrai lieu de vie ».
Farid et son fils Nieles, des habitués de la librairie. (©ES / actu Paris)
Corrado, un autre habitué, est atterré. « Quand je suis arrivé dans le quartier, la librairie existait déjà. Ça fait près de 25 ans que je passe quasiment tous les jours », livre ce passionné de BD et ancien illustrateur. « J’y ai toujours trouvé l’inspiration. Je connais toute l’équipe, c’est presque familial. Je suis très triste. Encore une fois, la culture est mise de côté », regrette-t-il.
Sur le compte Instagram de l’enseigne, l’annonce de la fermeture a déclenché une vague de témoignages attristés émanant d’anonymes comme d’auteurs et illustrateurs reconnus, nombreux à fréquenter la librairie. « J’ai le cœur brisé, ça me fait un tel choc », a par exemple partagé sur son compte Instagram la dessinatrice Pénélope Bagieu.
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Une librairie « pas vendable »
La librairie de près de 200 m² va laisser place à une célèbre enseigne de sneakers. « Un crève-cœur » pour son fondateur et directeur, Marc Szyjowicz. Après avoir passé cinq années à rechercher un repreneur, et repoussé son départ à la retraite, sans résultat, il a dû se rendre à l’évidence. « J’ai proposé à mes salariés, à de nombreux éditeurs… Je n’ai trouvé personne pour reprendre mon fonds de commerce. Le problème, c’est que ce n’est pas vendable en l’état. La librairie fonctionne, mais il y a 13 salariés et plusieurs activités à gérer. »
Sans compter le prix des murs. Le fondateur de BD Net Bastille avait en effet dû racheter le local lors de la pandémie de Covid-19 pour éviter un rachat par des investisseurs. « Si je ne le faisais pas, on était sûr de rentrer dans une procédure d’éviction ou de subir une forte augmentation de loyer. Mais je ne pensais pas à l’époque que j’aurais besoin de vendre ces murs pour me mettre à la retraite », lance-t-il, amer.
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Un secteur durement touché par l’inflation
« Quand vous rachetez une petite librairie, vous savez à quoi vous attendre. Là, ça peut faire peur. La rentabilité en librairie n’est pas très favorable, ce n’est pas nous qui fixons le prix des livres, nos marges restent toujours les mêmes. Quand il y a un crédit à rembourser, ce n’est pas évident, surtout en cette période anxiogène », expose le gérant, également co-fondateur du groupement Canal BD, coopérative regroupant le plus gros réseau de libraires indépendants de France.
C’est tout le paradoxe de la situation : malgré un chiffre d’affaires en baisse cette année – comme la grande majorité des librairies en cette période d’inflation – BD Net Bastille se maintient à un niveau d’activité satisfaisant. « C’est celle qui a le plus gros chiffre d’affaires sur les 170 libraires du réseau Canal BD », expose Marc Szyjowicz. Aujourd’hui, l’enseigne gère aussi plusieurs marchés publics en fournissant notamment des bibliothèques franciliennes, et fait de la vente à distance. « Pour moi, ça a été une grande aventure. Sur ces 21 ans, je me suis développé, j’ai agrandi pour ouvrir la librairie jeunesse, c’était formidable. En plus de mon métier de libraire, j’ai pu entreprendre », retrace le directeur.
Situé dans le quartier prisé de Bastille, dans une rue « très haut de gamme, à fort pouvoir d’achat », le local commercial a très vite trouvé preneur. Reste à savoir si la sœur aînée de la librairie, l’enseigne BD Net Nation, plus petite, subira ou non le même sort. Des tractations sont en cours avec un éventuel repreneur, fait savoir Marc Szyjowicz.
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