Le cabinet de l’ex-ministre des Transports François Bonnardel avait en main, dès 2021, des informations sur les dérapages de SAAQclic qui ont été cachées aux parlementaires. À l’époque, les équipes du ministre savaient depuis un an que des « incidences financières » et des retards touchaient le virage numérique de la Société de l’assurance automobile du Québec (SAAQ).
Les audiences de la commission Gallant sur la transformation numérique de la SAAQ ont révélé mardi que le cabinet Bonnardel avait reçu par courriel, le 5 mars 2021, un suivi détaillé de la transformation numérique. La missive d’un employé de la société d’État, Martin Demers, contenait cependant un avertissement. « Pour votre usage uniquement. (Pas d’envoi à la CAP) », a-t-il écrit à Alain Généreux, qui était responsable des dossiers SAAQ au cabinet Bonnardel.
En clair : les coûts détaillés du projet ne devaient pas être transmis aux parlementaires qui siègent à la Commission de l’administration publique (CAP), une instance de l’Assemblée nationale qui suit les finances de divers ministères et organismes.
Dans son rapport sur SAAQclic, la vérificatrice générale du Québec avait relevé que des informations avaient été passées sous silence à la CAP. Le ministre Bonnardel s’était montré indigné de cette révélation. « On nous a menti », avait-il lancé, en affirmant avoir été « trompé ».
Or, la commission Gallant a dévoilé, documents à l’appui, que son cabinet savait que le coût du projet était caché aux députés. Ayant l’information détaillée en main, « pourquoi on ne l’envoie pas aux parlementaires ? » a demandé le juge Denis Gallant au témoin Alain Généreux.
Pour toute réponse, celui-ci a dit avoir compris que la reddition de comptes à l’Assemblée nationale concernait le contrat avec des firmes privées uniquement, et non pas le projet en entier.
« En termes de transparence… » a lâché le juge Gallant, qui préside la commission d’enquête. Le député libéral Monsef Derraji s’est saisi de l’affaire et a demandé une fois de plus la démission de M. Bonnardel.
Un responsable qui en sait peu sur SAAQclic
Dans un échange avec M. Généreux, le procureur en chef, Simon Tremblay, a voulu faire la démonstration que son témoin n’avait pas compris le tableau qui lui avait été transmis en ce jour de mars 2021.
Celui-ci indique en toutes lettres que le contrat de 458 millions de dollars signé avec deux firmes privées servira uniquement à couvrir la livraison 2, et donc la portion « permis de conduire et immatriculation » du virage numérique.
Me Tremblay a tenté de faire comprendre à M. Généreux que cela voulait nécessairement dire que les sommes initialement budgétées pour la livraison 3 et les imprévus (la contingence) allaient s’ajouter au montant de départ.
« On parle d’une replanification globale. Est-ce qu’Alain Généreux le curieux va poser des questions ? » a demandé Me Tremblay, en reprenant une qualité que le témoin s’était attribuée. « Avec tout respect, c’est une vision très “tunnel” », a-t-il aussi lancé à son interlocuteur, qui tentait de défendre la manière dont il a lu le tableau.
Le juge Gallant avait auparavant tenté de l’illustrer autrement. « Le picosseux [que vous êtes] ne demande pas : où est la livraison 3 là-dedans ? Ça va coûter 458 millions pour une maison qui devait avoir une cour finie, une piscine creusée, etc., et je vais me retrouver avec un solage et une maison ordinaires », a-t-il lancé.
Dans un témoignage où le procureur Simon Tremblay a pointé des « indices gros comme le bras » sur les dérapages du projet, Alain Généreux a admis avoir confondu les concepts de contrat et de projet. Il a aussi amalgamé les livraisons 2 et 3 parce qu’elles concernaient toutes deux le service à la clientèle.
Pour rappel, la livraison 3, qui concerne les indemnisations, n’est toujours pas terminée à ce jour.
Des drapeaux rouges dès 2020
La commission Gallant a aussi permis d’apprendre que le cabinet Bonnardel a été avisé dès 2020 de « discussions financières en cours pour les incidences financières de la dernière planification ».
Le « contrat ferme de 458 millions de dollars se terminera plus tôt que prévu, mais [sera] suffisant pour terminer la livraison », est-il aussi noté dans une présentation datée du 30 juin 2020. La livraison 2 est aussi reportée à ce moment : de janvier 2022 à janvier 2023.
M. Généreux, qui s’est décrit comme un homme « perspicace » et « picosseux », a dit ne pas avoir cherché à en savoir davantage à ce moment. D’entrée de jeu, le nouveau calendrier l’intéressait peu puisqu’il ne portait pas attention à l’historique du projet. « Moi, je n’en ai rien à cirer du préliminaire », a-t-il dit au sujet des échéances de départ. « Moi, dans une présentation qu’on me fait, la première page m’importe peu. »
Le témoin a aussi dit avoir été rassuré par les réponses de la SAAQ et avoir estimé que la conclusion hâtive du contrat « ne changeait rien ». En fait, il croyait que cela signifiait que le contrat serait livré en avance, et non pas que l’enveloppe allait être vidée plus tôt que prévu.
Le procureur Simon Tremblay a insisté. « C’est écrit noir sur blanc : il y a des incidences financières. Quand on dit qu’il n’y en a pas, vous êtes perspicace : je ne peux pas croire que vous ne posez pas de questions », lui a-t-il lancé.
« Ça ne veut pas dire qu’il y a des incidences financières négatives », lui a répondu M. Généreux. Il a ajouté que la grande patronne de la SAAQ à l’époque, Nathalie Tremblay, était « solide », « claire » et répondait « sans aucune nuance ».
Priorité : pandémie
Surtout, l’attention du cabinet Bonnardel était ailleurs en cette époque pandémique. « Notre priorité, ce n’était pas CASA à ce moment-là », a reconnu M. Généreux. En pleine crise de la COVID-19, les équipes de l’ex-ministre des Transports avaient les yeux rivés sur les listes d’attente pour l’immatriculation et la production de permis de conduire.
L’année suivante, en février 2021, M. Généreux et le ministre Bonnardel ont été avisés de l’explosion du budget pour le virage numérique. Une présentation datée de juin ne contient plus l’assurance que le budget de 682 millions ne sera pas dépassé. « On ne met plus le couvercle sur la marmite budgétaire », a souligné Me Tremblay.
Le ministre a ainsi été mis au fait des dépassements de coûts encore plus tôt que Le Devoir ne l’avait rapporté en mars, en faisant état d’une rencontre organisée en septembre 2021.
Connaissance de longue date du ministre François Bonnardel, qu’il a côtoyé à Granby avant son entrée en politique, Alain Généreux est aujourd’hui directeur adjoint de son cabinet.
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