Le documentaire de Marguerite de Bourgoing pourrait s’appeler « À la recherche du maestro perdu ». La réalisatrice française habite à Los Angeles quand, en 2017, elle est appelée sur un montage vidéo pour une église. La bande-son retrace l’histoire de pionniers de la musique afro-américaine. Un extrait l’intrigue : par le nom du compositeur, à consonance française, Edmond Dédé, et par son titre « Mon pauvre cœur ».
« Le fait qu’il ait vécu à Bordeaux pendant trente ans, ça m’a définitivement accrochée », explique-t-elle lors de son passage à Bordeaux en juillet. Elle apprendra plus tard que « Mon pauvre cœur » est le titre de la plus ancienne mélodie composée par un compositeur créole noir (1852). À la même époque sort la biographie de Sally McKee (1) sur Edmond Dédé : figure étudiée dans l’histoire de la musique afro-américaine aux États-Unis, le compositeur reste quasi-inconnu en France, et surtout à Bordeaux, la ville où il a passé la majeure partie de sa vie professionnelle.
D’une rive à l’autre : le parcours d’un homme libre
Né en 1827, dans une Louisiane esclavagiste, Edmond Dédé fait partie d’une famille de couleur « libre » et francophone. Son père, clarinettiste, encourage le petit Edmond, qui excelle au violon. Victime de discrimination, Edmond Dédé part au Mexique jusqu’à ce que les lois Jim Crow, imposant la ségrégation raciale, l’obligent à quitter les États-Unis, comme beaucoup d’autres artistes noirs de l’époque.
Le musicien classique et compositeur créole, Edmond Dédé.
domaine public/Wikipedia
Il débarque en France, où aucune restriction légale n’est liée à la couleur de peau, et suit les cours du conservatoire de Paris en auditeur libre, un rêve inaccessible pour un homme noir aux États-Unis à cette époque. Puis dirige l’orchestre du théâtre de Bourges, et atterrit à Bordeaux, où il restera trente ans, comme accompagnateur et compositeur au Grand-Théâtre de Bordeaux, au théâtre de l’Alcazar sur la rive droite (transformé en dancing Le Rétro puis en appartements) et aux Folies bordelaises (actuellement la Fnac rue Sainte-Catherine).
À la fin des années 1880, « il n’y a pas un seul Bordelais qui ne connaisse Edmond Dédé et ne l’ait écouté et applaudi au moins une fois »
Au music-hall l’Alcazar, il est chaperonné par Martial Léglise, alias Bazas, un patron haut en couleur, connu pour ses diatribes contre les théâtres de Bordeaux (2). Violoniste hors pair, Edmond Dédé va distiller, dans ses orchestres bordelais, des accents hérités de ses racines métissées. Tant et si bien, qu’à la fin des années 1880, « il n’y a pas un seul Bordelais qui ne connaisse Edmond Dédé et ne l’ait écouté et applaudi au moins une fois », rapporte-t-on dans la presse – « L’Artiste de Bordeaux ».
L’Alcazar a été construit en 1861 place Stalingrad.
Archives Michel Lacarrière
Un héritage musical et symbolique
« Il est à cheval entre le monde de la musique plus savante et le monde des cafés-concerts », précise Marguerite de Bourgoing. Son œuvre mêle la tradition classique européenne apprise à Paris avec ses racines créoles et américaines. Longtemps considérée comme perdue, la partition de son opéra en quatre actes, « Morgiane ou le sultan d’Ispahan », a été retrouvée en 2011 dans les collections de la bibliothèque universitaire de Harvard à Cambridge.
L’opéra a été joué pour la première fois en janvier 2025, à la cathédrale Saint-Louis de la Nouvelle-Orléans, où Edmond Dédé avait été baptisé il y a près de deux siècles. « Morgiane ou le sultan d’Ispahan » a une importance historique, culturelle et sociale, qui va bien au-delà de sa partition.
« Si on a retrouvé la partition, c’est qu’Edmond Dédé a compris assez vite qu’il fallait publier sa musique », note Marguerite de Bourgoing. Et pour cause : en trente ans, il ne compose pas moins de 150 danses, 95 chansons (dont « Cora la Bordelaise »), des ballets et des opérettes.
Rendre justice : les efforts pour une reconnaissance tardive
Cette année, Marguerite de Bourgoing est en résidence à la Villa Albertine à la Nouvelle-Orléans pour ses recherches sur Edmond Dédé. Son objectif : qu’on reconnaisse le compositeur. « La seule raison pour laquelle l’Alcazar de Bordeaux est connu de l’autre côté de l’Atlantique, c’est par Edmond Dédé. Alors pourquoi est-il aussi peu connu ici ? Le ‘‘Washington Post’’, le ‘‘New Yorker’’, CBS : aux États-Unis tous les grands médias ont parlé de la redécouverte de son opéra. »
En 2027, c’est le bicentenaire de la naissance d’Edmond Dédé, mort en 1901 à Paris. Le documentaire de Marguerite de Bourgoing sera prêt.
1) « The Exile’s Song : Edmond Dédé and the unfinished revolutions of the Atlantic World », de Sally McKee. Edition Yale University Press.
2) « Des Théâtres de Bordeaux », par Martial Léglise, dit Bazas (1864).
Pour contacter Marguerite de Bourgoing : mdebourgoing@gmail.com