En musique, on parle souvent du cap périlleux du deuxième album. Quand tout a roulé pour un nouveau venu, la suite n’est pas évidente et les attentes sont souvent grandes. Après avoir lu Jacky, le deuxième roman d’Anthony Passeron (208 pages, 19,50 euros), débauché par l’éditeur Grasset, on peut affirmer qu’il a franchi l’obstacle avec la même agilité que Sonic le hérisson ou Mario Bros.
Si on fait référence à ces gloires en pixels des années 1990, c’est parce que le Niçois du quartier Libération fait avancer en parallèle l’histoire des jeux vidéo et sa jeunesse dans l’arrière-pays, du côté de Puget-Théniers, avec une attention particulière pour le moment où son père (le fameux Jacky dont le prénom est employé comme titre) a dit « Game Over » à sa femme et ses deux enfants.
Présenté comme cela, on pourrait craindre un énième épanchement nombriliste. Mais la force d’Anthony Passeron, que l’on percevait déjà dans son premier roman, Les Enfants endormis, c’est sa capacité à mêler intime et universel, avec un regard sociologique sur ceux qui l’entourent.
Bien avant le rush de la rentrée littéraire, on a rencontré l’auteur à la Brasserie Borriglione, à Nice, à deux pas de chez lui et de la bibliothèque du Campus Valrose, où le quadra a donné forme à ce texte fluide et marquant.
Pourquoi avoir choisi le prénom de votre père, avec qui vous n’avez plus de liens, comme titre?
Pour deux raisons. La première, c’est que ce prénom signe une origine de la classe moyenne. Il y a des Jacques qu’on n’appellera jamais Jacky. Sur le tard, j’ai aussi appris ce que c’était qu’être « un Jacky » [le terme est utilisé pour qualifier des frimeurs un peu ringards, souvent adeptes de tuning, ndlr]. La deuxième raison, elle doit être psychanalytique. Je pense que j’écris juste parce que je ne peux pas parler à mon père. C’est quand même ça, le carburant premier de mon écriture.
Cherchez-vous à renouer le dialogue avec lui en écrivant?
Non, ce n’est pas mon intérêt. S’il veut savoir ce que je pense de tout ça, il peut aller en librairie et acheter mon livre, mais je ne veux pas échanger. Ce serait comme une discussion, mais à sens unique. C’est vrai que les gens me posent souvent cette question. Peut-être parce qu’on est tous phagocytés par les images de retrouvailles dans les films.
Dans la « vraie vie », elles sont souvent décevantes…
Oui, et puis j’ai beau me balader en tongs et donner l’air d’avoir 12 ans et demi, j’ai quand même 42 ans aujourd’hui. Mon père a disparu quand j’en avais 14. Les premières années, j’étais déboussolé. Mais aujourd’hui, son absence, c’est ma vie.
Ce nouveau livre ne parle pas que de votre père. Quel en serait le thème central, selon vous?
C’est vraiment un roman sur la désillusion. Au sein de notre famille assez austère, alors que notre père se désintéressait de nous, j’avais trouvé en l’un de mes oncles une figure d’identification très forte. Et en fait, le gars qui avait l’air d’être tout ce que tu voulais être dans la vie se suicide. Donc du coup, tu te dis: « Merde, mais alors, il n’y a personne qui est heureux ici? » Il allait mal, il avait des fantômes en lui, mais pour moi, ça arrivait du jour au lendemain, je ne comprenais pas. Et je voulais vraiment que le lecteur le ressente comme ça.
Vous êtes issu d’un milieu rural, puis vous êtes devenu professeur et écrivain. Est-ce une trajectoire de transfuge de classe?
Je préfère le terme « transclasse ». Pour beaucoup, il faut forcément que ce soit une trajectoire fulgurante, à la Édouard Louis ou à la Annie Ernaux. Alors qu’il y a souvent plus de gens qui ont monté un ou deux paliers dans l’ascenseur social. Je ne me leurre pas, je sais que je suis devenu un bobo. Quand ma mère me voit avec mon tote bag Naturalia [du nom d’un magasin bio], elle a envie de me jeter des cailloux. (il rit) Et en même temps, je suis très attaché à déconstruire l’image de l’écrivain, qui viendrait d’un sérail très particulier.
Quand on raconte des histoires enfouies d’un village, même sans le nommer, comme dans Les Enfants endormis, on est accueilli comment?
La moitié des gens a compris, c’est déjà pas mal. L’autre se dit que c’est une trahison, que j’ai fait ça pour jouer l’intéressant et passer à la télé. À l’initiative de profs qui n’étaient pas du coin, j’ai été invité au collège. En revanche, j’ai dû beaucoup insister auprès de la mairie pour organiser une rencontre à la médiathèque.
Avec Jacky et certains passages sur votre passé de sportif catastrophique, vous n’allez pas améliorer votre cas…
J’avais quand même envie de raconter l’histoire de cette jeunesse périphérique qui traîne. Le sport, c’était l’activité principale. Je ne veux pas réduire l’arrière-pays à ça, mais j’ai grandi dans un milieu plus viriliste que celui qui est le mien aujourd’hui et je me sentais à part. Très souvent, je me disais que je n’étais pas câblé comme tout le monde, très clairement. Et cela fait d’ailleurs lien avec le travail que j’aimerais poursuivre.