L’auteur est de retour avec un nouveau roman, cinq ans après De parcourir le monde et d’y rôder. Avec une grande acuité et un lyrisme maîtrisé, il nous plonge dans la chair et l’esprit de Mont Perdu, une adolescente marginalisée dans un village des Pyrénées, qui opère peu à peu sa métamorphose en ourse.
« Avant tout, Peau d’ourse est un conte. Un conte qui s’est transformé́ en tragédie », raconte Grégory Le Floch, auteur déjà primé à plusieurs reprises (prix Sade, Wepler, Décembre). Peau d’ourse, c’est l’histoire d’une vengeance, celle de Mont Perdu, une adolescente dont le cœur bat à contretemps de ceux de ses camarades de classe, de sa famille et de tous les habitants de son village des Pyrénées figé dans les traditions. Elle est corpulente, lesbienne, victime de harcèlement scolaire, d’homophobie et étrangère à la chorégraphie des êtres humains. Elle étouffe dans un huis clos à ciel ouvert.
Son seul refuge : ses sœurs les montagnes qui la comprennent et lui parlent sans cesse. « Mont Perdu est tellement en symbiose avec les montagnes qu’elles ont le même esprit, donc si on attaque l’une, on attaque l’autre, et elles agissent de concert », poursuit l’auteur. Son héroïne se situe à la lisière de plusieurs mondes : humain, animal, végétal et minéral. « C’est l’être total. »
Deux langues qui s’enlacent
Et pour nous permettre d’embrasser toute la complexité de cet être total, qui va se métamorphoser progressivement en ourse, Grégory Le Floch utilise une écriture organique et sensorielle, comme s’il absorbait le lecteur dans la matière même du paysage. Il alterne entre une écriture très crue, brute, presque orale, et un onirisme envoûteur quand il s’agit d’écouter la voix de la nature et des hauteurs. Cet entrelacement, qui peut quelque peu dérouter au fil des premières pages du roman, nous subjugue très vite et revêt tout son sens. « Pour atteindre ce que je voulais, il fallait mélanger la dureté́ d’une langue jeune et énergique avec le lyrisme des montagnes. Et l’association des deux met chaque langue en valeur. Chacune d’elles est poétique. »
Cette dualité langagière, on la retrouve également dans les paroles des chansons de Björk qui ornent le récit de dentelle. « Les mots de Björk sont empreints d’une violence extrême et c’est peut-être la chanteuse qui est la plus en osmose avec la pierre, les volcans, les montagnes. » Rien n’a donc été laissé au hasard.
Et c’est un pari plus que réussi, car les deux langues ne s’entrechoquent pas, elles s’enlacent pour habiller le récit une dimension presque incantatoire. Les paroles venues des montagnes sont des caresses vertigineuses qui nous apaisent autant qu’elles nous troublent, car elles laissent entrevoir la possibilité que tout peut arriver, le meilleur comme le pire : « Elles jouent le rôle du chœur dans les tragédies grecques. »
Où est le monstre ?
Quant aux mots de Mont Perdu, ils nous transpercent, tant ils sont directs et dépouillés de tout artifice. On tremble, on enrage avec elle. Chaque minute de son temps est aussi un peu nôtre. Un exercice extrêmement « périlleux et minutieux » pour l’auteur, qui n’a eu de cesse de supprimer des pages, de réécrire, d’ajuster ses mots. « Je voulais que chaque page du roman soit aussi intense qu’une heure dans la vie d’une ado. Je suis professeur au collège et je vois bien que mes élèves vivent chaque demi-heure de leur journée dix fois plus intensément que ma semaine à moi », explique le romancier.
Cette intensité, on la retrouve aussi dans la corporalité, très présente dans l’ouvrage. Un sujet cher à Grégory Le Floch : « Lire, c’est une façon de s’interroger sur son propre corps et d’avoir accès à lui. » Mont Perdu se sent piégée dans une corporalité qui la dégoûte, qu’elle trouve monstrueuse, mais de laquelle elle ne peut se détacher, ce qui en tisse toute sa complexité et son ambiguïté. Ce personnage fascinant casse tous les codes et toutes les injonctions d’une société peureuse, malsaine et vivant reclue sur elle-même, où les silences semblent en dire plus que les mots. Alors, où est le monstre dans l’histoire ?
Avec Peau d’ourse, Grégory Le Floch signe une échappée poétique d’une densité rare, qui laisse une empreinte aussi tenace qu’une trace de pas dans la neige fraîche : une neige qui, ici, n’ensevelit pas, mais révèle. Au risque de tout perdre… ou de tout gagner.
Peau d’ourse, de Grégory Le Floch, Seuil, en librairie le 22 août 2025, 240 p., 20 €. Le roman est en lice pour le Prix du roman Fnac 2025.