C’est l’un des titres les plus attendus de cette rentrée littéraire: après L’Enragé en 2023, l’ancien grand reporter devenu écrivain multi-récompensé Sorj Chalandon publie chez Grasset Le Livre de Kells. Un récit que l’on dévore d’une traite, en proie à une constante émotion. Tant il est impossible de rester insensible à la terrifiante expérience de la rue vécue dans les années soixante-dix par Kells, « gamin enfui de Lyon à dix-sept ans pour ne pas être dévoré », dixit l’auteur, « par son Minotaure de père, raciste et antisémite ».
En finir avec le père-Minotaure
Un père déjà évoqué en 2021 dans Enfant de salaud, mais avec lequel l’auteur du Quatrième mur n’en avait manifestement pas terminé: « J’ai écrit maintenant Le Livre de Kells [le nom que s’approprie le héros de ce récit en référence à un Evangéliaire irlandais (livre liturgique) du IXe siècle, une merveille celtique, ndlr] parce que j’ai écrit L’Enragé », rembobine l’auteur au téléphone. « Il me fallait d’abord acurer toute l’histoire de mon père. De ‘‘l’Autre’’.
Il fallait que je le nomme, que je le montre dans toute sa brutalité. Passer par l’enfant martyr avant de raconter l’enfant qui essaie de se libérer. Tous les livres que j’ai écrits jusqu’à présent, à part peut-être Une promesse, mon deuxième roman, ont été écrits par un enfant battu. Pas pour me plaindre, ni pour guérir, encore moins pour me venger. Juste pour toucher celles et ceux qui ressentiront une résonance dans mes écrits avec leur chemin de vie. »
Et d’évoquer son géniteur qui l’obligeait à faire sa valise en pleine nuit, en prétendant l’emmener au Centre d’éducation surveillée de Belle-Île-en-Mer, une colonie pénitentiaire pour mineurs fermée en 1977. En lui assénant que, là-bas: « On ne revoyait jamais les gens qui avait sa gueule. » Un traumatisme qui lui a inspiré son précédent ouvrage, l’Enragé.
Volubile, il ajoute: « Après cela je me suis dit: ce désarroi de claquer la porte de chez soi, de se retrouver absolument seul, les mois de rue, tu ne l’as jamais écrit. Je n’avais jamais osé le faire parce que j’en avais honte encore, tout comme du fait d’avoir pris de la drogue, d’avoir eu froid, d’avoir eu faim, d’avoir eu peur. Je n’avais jamais non plus osé écrire que j’avais été dans un groupe violent [le mouvement maoïste La Gauche Prolétarienne, ndlr], car la violence, je n’arrivais pas à la regarder en face. A expliquer comment on y rentrait et comment on en sortait. »
« Je n’étais plus un homme, mais une défaite »
De caves d’immeubles en paillassons des derniers étages, l’enfant fragile qu’il était, devient, selon sa propre expression: « chien des rues ». Avec pour seul trésor un « Corneille », un billet de 100 francs pliés en quatre, soustrait par sa mère à l’attention de l’Autre, des rêves de Katmandou et d’Ibiza plein la tête, et un sac empli de menus objets et souvenirs.
Comme la carte postale envoyée d’Irlande par son ami Jacques, sur laquelle figure Le livre de Kells. Kells, qui deviendra son nom de bataille. Un nom d’emprunt, comme s’en inventent tous ceux de la rue. Et un trousseau de clé, des « clés de nulle part », pour donner le change, éviter de se faire arrêter, lui qui n’a jamais été autorisé à en posséder chez ses parents.
Prêt à suivre n’importe qui
Mais après avoir dû se résoudre à quitter la Camargue pour Paris, Kells va de désillusion en désillusion, de faux amis en compagnons d’infortune toujours prompts à le dépouiller, en passant par des gendarmes qui le rançonnent et un patron qui lui vole son maigre salaire. Jusqu’à faire ce constat terrible et amer: « Je n’étais plus un homme, mais une défaite. » Lui qui aurait tant voulu connaître la main d’un père dans la sienne, et non uniquement les poings. Ou cette autre douceur: « L’odeur d’une mère aurait suffi à me rassurer. Je n’ai pas connu l’odeur du bonheur. »
Ce jeune homme à vif et à bout bénéficiera cependant d’une chance inouïe: celle de tomber sur « les Maos »: « A ce moment-là, j’étais prêt à suivre n’importe qui. J’aurais pu tomber sur des Scientologues à l’apparence rassurante, propres sur eux, qui m’auraient affirmé que je comptais pour quelque chose, et me laisser embarquer. Au lieu de ça, j’ai rencontré les Maos, ces intellos, pour la plupart enfants de parents aisés, mais qui défendaient précisément ce que j’incarnais: le peuple. Ils m’ont offert un toit, sorti de la rue. Où encore aujourd’hui, je tremble toujours à l’idée de me retrouver à nouveau. On rencontre autant de gens immondes ailleurs, dans les entreprises par exemple, mais la rue, c’est vraiment la vie en plus dur. Et ce qui m’a fait le plus mal, c’était les regards qui se détournaient, ce sentiment d’invisibilité. »
Rencontres littéraires avec Sorj Chalandon: vendredi 29 août à 19h. Pôle Culturel Chabran, 660 boulevard John Kennedy à Draguignan. Entrée libre. Samedi 30 août à 19h30 à la librairie La Pléiade à Cagnes-sur-Mer – Réservation obligatoire: 04.93.73.23.25. www.librairesdusud.com
Ses trois réminiscences et coups de cœur azuréens
Le pan-bagnat: « La découverte de tous ces goûts méridionaux »
« Ils coûtaient seulement un franc à l’époque. Lorsque j’étais dans la rue, à partir du moment où j’ai été un peu plus riche qu’au tout début, c’était l’un des seuls trucs que je pouvais acheter. Il y avait un petit magasin tunisien dans le quartier Saint-Michel, à Paris, où ils en vendaient. C’était gorgé de thon, de tomates, garni d’olives, l’huile qui coule sur le menton, c’était mon délice quotidien ! Mon unique repas de la journée. Et le pan-bagnat, pour moi, c’était la découverte de tous ces goûts méridionaux que je ne connaissais pas. J’ai aussi le souvenir de ma première fugue aux Saintes-Maries-de-la-Mer, là aussi il y avait un marchand qui en vendait, j’étais le plus heureux des hommes. Je serais ravi de venir en goûter un à Nice! »
Biot et Grasse, lieux de pèlerinage avec l’une de ses filles
« Jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive qu’il fallait pour ça être bonne en chimie, l’une de mes trois filles voulait être nez. Elle a un nez absolument hallucinant. En marchant dans la rue, elle est capable de reconnaître n’importe quel parfum, ou de percevoir par exemple que sa grand-mère a changé de blush. Pour moi qui ai grandi dans un univers sans odeur ni saveur, j’observe avec émerveillement ma fille qui évolue dans un monde qui respire la vie. Et chaque année nous venons ensemble à Grasse chez Galimard, où elle suit un atelier de création de parfum et, ensuite, on va à Biot, où elle adore choisir des petites bouteilles! Et qu’il s’agisse de Mélinée, de Sarah ou de Valentine, je voue un amour inconditionnel à mes filles. Pour moi, lorsque l’enfant paraît, c’est le moment où l’on ressent de l’affection dans toute sa plénitude. »
L’association Les libraires du Sud, à qui il offre la primeur d’un échange avec le public autour du « Livre de Kells »
« Les libraires du Sud, ce sont trois filles qui font un travail absolument somptueux, qui fédèrent plein de librairies indépendantes. Pour chaque livre que je sors, je tiens absolument à mettre ma destinée entre leurs mains, car il y a un rapport entre l’association, les libraires et les lecteurs que je n’ai vu nulle part ailleurs. C’est à ces libraires du Sud que je vais offrir la primeur d’un échange avec le public autour du Livre de Kells, à Draguignan et à Cagnes. Avant de le faire à Paris. Parce que je sais que je ne serai pas trahi, que tout est toujours mis en œuvre pour bien recevoir les auteurs. »
Sorj Chalandon à 15 ans. photo dr