L’AfD, qui a obtenu ce dimanche son plus haut score historique à des élections fédérales, est depuis des années la cible de nombreux discours et slogans dénonçant sa rhétorique hostile aux minorités. L’un de ces slogans, « Hass und Hetze », qui dénonce la propension du parti d’extrême droite à inciter à la haine, est désormais également employé par l’AfD, mais aussi par des journaux conservateurs mainstream, à l’encontre de la gauche. L’utilisation par les deux camps de cette formule contribue à l’approfondissement des divisions au sein de la société.

Le 23 février, le parti d’extrême droite AfD a remporté un succès à peu près attendu aux élections législatives allemandes : avec 20,8 % des voix, il devient la deuxième formation au Bundestag.

La montée en puissance du parti dirigé aujourd’hui par Alice Weidel, 46 ans, s’est accompagnée, au cours de ces dernières années, de vastes manifestations hostiles à ses idées. L’AfD (dont le discours, surfant notamment sur une récente série d’attentats islamistes dans le pays, repose en large partie sur le rejet de l’immigration) est présentée par ses adversaires comme le parti de « Hass und Hetze ». Cette expression, qui peut se traduire par « haine et incitation à la haine », a été dernièrement également employée par diverses voix de droite à l’encontre de la gauche radicale.

La présence de cette formule dans les discours hostiles à la droite comme dans ceux hostiles à la gauche contribue à l’approfondissement des divisions au sein d’une société où les tensions, spécialement sur les questions relatives à l’accueil des immigrés, sont particulièrement sensibles depuis l’arrivée subite d’un nombre significatif de réfugiés en 2015.

La construction Hass und Hetze prend une place primordiale dans ce contexte, car on la retrouve aujourd’hui au cœur des campagnes électorales, des prises de parole politiques et des actions gouvernementales de tous les bords de l’échiquier politique.

L’évolution d’une expression désormais figée

Selon le dictionnaire de référence en Allemagne, le Duden, le terme de Hass (traduit par « haine » en français) renvoie à une forte aversion et à un sentiment puissant de désapprobation et d’hostilité à l’égard d’une personne ou d’un groupe.

Faisant partie du mot composé Hassrede, qui s’est imposé pour désigner ce qu’on entend en français par « discours de haine » ou en anglais par « hate speech », Hass évoque tout un ensemble d’associations au sein de l’expression Hass und Hetze. La Hetze, qui en moyen haut allemand (la langue du haut Moyen Âge) désignait toutes sortes de chasses, renvoie aujourd’hui à l’ensemble des propos et des actes haineux et diffamatoires qui génèrent des sentiments de haine et d’hostilité.

Cette construction Hass und Hetze consiste en la juxtaposition de deux substantifs de longueur relativement similaire, qui génèrent une allitération puisqu’ils partagent la même initiale, ce qui contribue à la fossilisation de cette expression.

Le rythme qui assure à cette construction un figement singulier résulte avant tout de l’accentuation orale du Hass monosyllabique et de la première syllabe de Hetze, ce qui fait ressortir le double son rauque et hargneux de la lettre H allemande. La mise en parallèle de ces deux termes négatifs, dont le dernier implique le premier, conduit ainsi à l’association de deux champs sémantiques négatifs qui sont évoqués conjointement comme image mentale et renforcent le degré de négativité.

L’expression dans le combat contre la droite

Précisons qu’il n’y a pas de différence entre « droite » et « extrême droite » en Allemagne comme c’est le cas en France. La CDU et le FDP (même si conservateurs) sont positionnés au centre. Il faut donc bien comprendre que ce sont les idées classées en France à l’extrême droite qui sont dénoncées par des mouvements portant des noms tels que « Manif contre la droite », « Mamies contre la droite » ou encore « Pas un millimètre à droite ».

Hass und Hetze est forgée au départ comme une déclaration de combat explicite contre le discours de l’AfD, lequel repose largement sur l’hostilité envers les groupes minoritaires. En relation avec le programme de ce parti pour les élections européennes de 2024, la signification politique de cette expression se manifeste par l’ajout d’un adjectif supplémentaire dans le slogan, qui devient « Gegen Hass und rechte Hetze » (Contre la haine et l’incitation à la haine de la part de la droite).

Dans le processus global de catégorisation de soi et de l’autre propre à la communication politique, le champ sémantique de la haine et de l’incitation à la haine est ici politiquement attribué uniquement à l’extrême droite. En effet, il est associé aux concepts de « succès électoral de la droite, violence de la droite et discrimination structurelle des minorités », le terme de discrimination étant considéré uniquement sous la forme du racisme ou du sexisme structurels propres à l’extrême droite.

L’expression se retrouve également dans le discours du parti Die Grünen (Les Verts), qui l’utilise de manière ciblée dans le contexte de sa campagne anti-droite. Pour le 9 novembre 2023 (cette journée, celle de la chute du mur de Berlin en 1989, est fériée et traditionnellement marquée par de nombreux rassemblements politiques), les écologistes appellent à un meeting sur l’Odeonplatz à Munich sous le mot d’ordre « Pas de place pour les Hass und Hetze – oui à la démocratie, non à la poussée de la droite ». C’est à cet endroit précis qu’Hitler avait tenté un coup d’État exactement 100 ans plus tôt, ce qui conduisit à la mise en place d’un jour férié national-socialiste.

Via le slogan « Pas de place pour les nazis », le parti dénonce « la montée en puissance de la droite qui s’attaque à la démocratie » et associe ce phénomène à « une stigmatisation croissante, des menaces publiques, l’incitation à la haine (Hetze) et la violence » reprochées à l’autre bord politique.

Ici, la notion de démocratie est elle aussi recontextualisée de façon à en exclure les idées classées à l’extrême droite. Ce discours « gauchiste-écologiste » s’inscrit également dans le nouveau format Demo gegen Rechts (Manif contre la droite). Le journal de gauche Taz rapporte, à propos de la grande manifestation contre la droite à Munich le 8 février, que des centaines de milliers de participants se sont rassemblés « contre les Hass und Hetze » et pour « défendre la démocratie ».

De même, le nouveau mouvement Omas gegen rechts (Mamies contre la droite) insère cette paire de mots, lors de sa récente manifestation à Potsdam, dans le slogan « Contre les Hass und Hetze : défendons la démocratie », opposant là aussi démocratie et extrême droite.

La recontextualisation par la droite

Cette construction de Hass und Hetze, issue du mouvement anti-AfD, s’est stabilisée dans l’espace public, notamment à travers la création d’un Bureau fédéral de signalement « contre les Hass und Hetze sur Internet ». Rapidement, elle a été reprise par le discours de droite, en premier lieu en opposition à son usage par la gauche.

En 2017, Georg Pazderski, alors haut responsable de l’AfD, critique le ministre de l’Intérieur de l’époque pour son inaction face à la plate-forme en ligne d’extrême gauche Indymedia en déclarant :

« De Maizière ne devrait pas, d’un côté, alerter constamment sur les Hass und Hetze sur Internet et, en même temps, permettre à l’une des pires plates-formes de Hass und Hetze de continuer son activité sans répercussions. »

Par cette recontextualisation, la construction linguistique est déplacée du point de vue du discours de la droite vers le champ de l’extrême gauche : les « infractions menaçant l’État » commises par des extrémistes de gauche sont ainsi introduites dans le champ sémantique de la paire de mots.

Désormais, on observe une utilisation relativement systématique et figée de cette construction dans le discours de droite. Dans un article paru en février et intitulé « Comment les médias minimisent les violences contre les partis non gauchistes en les qualifiant de manifestations », le journal conservateur NIUS critique les actions d’extrême gauche qui ne seraient plus seulement dirigées contre l’AfD, mais aussi contre l’Union chrétienne-démocrate CDU et le parti libéral FDP. Dans ce contexte, la rédaction parle précisément de « Hass und Hetze contre la droite » et positionne l’expression dans un contexte où la « haine issue de la gauche » et une légitimation des « idéologies de gauche » seraient promues par des journalistes allemands.

En 2020, Beatrix von Storch, porte-parole fédérale adjointe de l’AfD, se prononce sur un article paru dans le journal de gauche Taz : « Le conseil de la presse se trompe lorsqu’il légitime les Hass und Hetze de Taz contre les policiers en les qualifiant de satire ».

Dans ce contexte, le cadre sémantique associé à ces signes linguistiques est élargi à l’action contre les policiers en tant que groupe – un groupe qui n’est pas intégré dans le concept de « groupe minoritaire » dans le discours politique de gauche. Le journal de droite Cicero s’exprime de même à propos de cet article précis en écrivant « Comment la lutte contre les Hass und Hetze se transforme en Hass und Hetze ».

La langue, un outil à ne pas sous-estimer

La fracture sociétale en Allemagne se reflète dans le combat linguistique. Dans le cas de la formule géminée Hass und Hetze, qui est sémantiquement, grammaticalement et aussi phonologiquement impressionnante, une construction se produit pour activer un champ de signification. L’expression n’évolue toutefois pas de manière uniforme en Allemagne, mais fait partie d’au moins deux discours différents – celui de la gauche et celui de la droite.

La contextualisation de cette expression mobilise des cadres sémantiques divergents, opposant des éléments tels que le désavantage structurel et l’extrémisme de droite à des notions comme la haine issue de la gauche et la violence contre la droite. Ce cas précis révèle la nature abstraite et ouverte de la langue et la manière dont son application concrète en tant qu’outil favorise la formation d’opinions et même le clivage dans un pays qui traverse depuis une dizaine d’années une crise sans précédent.