Le marché unique européen a été créé le 1er janvier 1993. Il garantit la libre circulation des biens, des services, des personnes et des capitaux dans l’Union européenne (UE). Il est le cœur de l’Union européenne. Historiquement, Jacques Delors devait sa notoriété au fait que François Mitterrand et Helmut Kohl s’étaient mis d’accord au début des années 1980 pour le nommer à la tête de la Commission européenne, avec pour première mission de créer ce marché unique.

Bien sûr, ce marché unique, avec ses excès normatifs multiples, n’a jamais été exempt de critiques et réduire la construction européenne à ce seul marché, c’était l’enfermer dans une vision strictement marchande et consumériste, aux limites évidentes, face au retour des puissances, aux difficultés migratoires, à l’urgence de la politique industrielle et à une multitude d’autres thèmes tous plus stratégiques les uns que les autres. D’ailleurs, le même Jacques Delors avait reconnu qu’il était difficile de faire rêver à l’Europe au travers de la seule construction d’un grand marché de consommateurs.

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Nuances. Or, un fait doit être rappelé : depuis quelques mois, la France, dont les cadres dirigeants partagent depuis un demi-siècle, avec seulement des nuances, l’engagement européen, multiplie les signes de défiance à l’égard du marché unique. Ces critiques vont souvent au-delà des reproches légitimes et alimentent l’inquiétude de nos partenaires, en même temps qu’elles distillent un lent poison dans l’esprit des Français, même les plus pro-européens que ce marché unique est néfaste et doit en permanence être corrigé par de multiples aménagements.

Deux exemples l’illustrent.

La France devrait, mieux que tout autre pays, savoir que le marché unique a ses règles de fonctionnement, et que l’UE a son propre tempo, largement dicté par des considérations démocratiques visant à laisser le Parlement et les Etats membres se prononcer après de longs processus de négociation

Premier exemple, la question du numérique et de l’intelligence artificielle (IA). Au cours des années de la première Commission von der Leyen, Paris a poussé plus qu’aucun autre Etat membre pour que l’UE se dote d’une réglementation en matière d’IA, usant de ce qu’est l’outil essentiel du marché européen, la norme.

IA Act. Or, deux jours à peine après l’adoption du Règlement (UE) 2024/1689 du Parlement européen et du Conseil du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l’intelligence artificielle ou IA act, fruit d’années de travail et de dures et complexes négociations entre la Commission, le Conseil et le Parlement européen, le président de la République Emmanuel Macron déclarait que l’adoption d’une telle norme n’était « pas une bonne idée ».

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Tout récemment, en matière de régulation des contenus en ligne pour protéger les mineurs, la France, agacée par la lenteur de la Commission européenne, n’a pas hésité à menacer d’avancer seule sur le sujet, suscitant en retour l’agacement de beaucoup de ses partenaires européens.

Pourtant, la France devrait, mieux que tout autre pays, savoir que le marché unique a ses règles de fonctionnement, et que l’UE a son propre tempo, largement dicté par des considérations démocratiques visant à laisser le Parlement et les Etats membres se prononcer après de longs processus de négociation.

Cassis. Deuxième exemple, la protection de la santé au travers des règles du marché unique. Depuis un arrêt fondateur de la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) de 1979 dit arrêt « cassis de Dijon », les Etats membres, avait précisé que le fait que les populations d’Outre-Rhin ne soient pas forcément portées sur la consommation du Cassis de Dijon, ne pouvait être préjudiciable et ne pouvait faire échec à la libre circulation de ce produit au sein d’un marché unique.

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Or, l’un des psychodrames de l’UE de ces derniers mois s’inscrit parfaitement dans la continuité de cette affaire « cassis de Dijon ». Les Etats membres se déchirent actuellement sur la question des substituts au tabac. Des pays comme la Suède – célèbre pour son combat en faveur du snus, une poudre de tabac humide consommée principalement en Scandinavie, dans les pays baltes et en Suisse – sont en avance avec de nouveaux dispositifs.

Ce qui est certain, c’est que le marché unique reste le socle essentiel de la coopération entre Etats membres de l’UE

Interdiction. D’autres, comme l’Espagne ou la France, sont hostiles à ce processus et à ce type de produits. La France s’est prononcée en faveur d’une interdiction totale, qu’il s’agisse de vente, de possession ou d’importation. Huit Etat membres de l’UE ont attaqué devant la Commission le dispositif que prétend adopter la France. La Suède estime ainsi qu’il contrevient à l’article 34 du Traité portant sur les entraves au commerce intra-européen. En Espagne, l’autorité nationale de la concurrence remet même en cause le dispositif adopté par décret royal.

De fait, si l’on peut à l’évidence discuter les arguments des uns et des autres, un tel sujet devrait par nature être discuté et décidé par les Européens ensemble, au travers des dispositifs du marché unique, quitte d’ailleurs à ce que le recours à la directive laisse une marge d’appréciation nationale. La France, prompte à sur-transposer, en prétendant passer outre le marché unique, ne risque-t-elle pas d’envoyer en réalité un message négatif à ses partenaires et difficilement compréhensible pour les Français qui croient à la réalité de la coopération européenne sur ces sujets ?

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En définitive, ces attaques répétées contre le marché unique interviennent alors que le rapport Letta « bien plus qu’un marché » d’avril 2024 a montré l’ampleur de l’inachèvement de ce marché et donc de ses potentialités. Ce qui est pourtant certain, c’est que le marché unique reste le socle essentiel de la coopération entre Etats membres de l’UE ; à moins que l’on ne souhaite donner finalement raison aux Brexiters qui ont fait sortir le Royaume-Uni du marché commun du fait de leurs désaccords permanents avec les règles du marché unique. Le diable se cache toujours dans les détails !

Christophe-Alexandre Paillard, auteur (les nouvelles guerres économiques), haut fonctionnaire, ancien directeur juridique de la CNIL, maître de conférences à l’Université Savoie Mont Blanc. L’auteur s’exprime à titre personnel.