Léon Doderot est né dans la maison où il vit encore. Ou presque : la demeure familiale fut détruite par les Allemands pendant la guerre. « Mais qu’importe, ce sont eux qui ont payé la reconstruction », glisse-t-il.
L’histoire commence à la fin du XVIIIe siècle, quand son arrière-arrière-grand-père, venu d’Italie, s’installe au Brusc pour sa mer poissonneuse. Depuis, de père en fils, chacun a repris les filets. Léon ne fait pas exception. À 14 ans déjà, il embarque, en attendant l’âge légal pour travailler à plein temps. À l’époque, le Brusc vivait au rythme des prises. « Il y avait une cinquantaine de pêcheurs, et chacun possédait plusieurs bateaux », raconte-t-il. « Dans le port, les rares plaisanciers se comptaient sur les doigts d’une main. La mer était une économie, une vie, une fierté. »
En 1987, Léon Doderot, ami proche de Bernard Herrero, lui lança un défi dans les vestiaires: « Si tu gagnes la coupe de France, tu viens manger la bouillabaisse de ma femme. » Quelques semaines plus tard, après le titre du RCT, ce n’est pas un invité qui débarqua mais toute l’équipe. Photo DR.
Une tonne de sardines dans les filets
Son plus grand souvenir? Un 5 janvier de mistral. Avec un ami, il remonte une tonne de sardines dans ses filets. Le bateau, chargé à ras de l’eau, laissait se perdre une partie des poissons dans le roulis, happée par la mer. Mais à quai, l’équipe s’est mise à l’ouvrage: de 9h à 17h, ils ont démailloté sans relâche, épaulés par d’autres pêcheurs venus prêter main-forte. Tout fut vendu à 0,70 centime d’ancien franc. « C’était un joli pactole », sourit Léon.
“Les fonds étaient pleins de poissons, des sardines bien charnues. On avait tant de choix que, quand on prenait des poulpes, on les rejetait. Personne n’en voulait! On les faisait parfois griller pour appâter les congres et les murènes. On jetait des caisses et des caisses… et maintenant ça se vend à prix d’or. Un truc de pieds-noirs, peut-être?” “Aujourd’hui, il n’y a plus grand-chose”, soupire Léon. “Sans plancton, les poissons n’ont plus de quoi manger. La seule pêche qui marche encore, c’est celle du fond.”
Démailloter les filets, un geste ancestral
Le métier a changé, les outils aussi. Autrefois, c’était tout un rituel. Les filets devaient être sortis de l’eau, étendus au soleil pour sécher, puis, tous les quinze jours, on les plongeait dans de grandes marmites où bouillait l’écorce de pin. La résine pénétrait les fibres et formait une protection naturelle contre l’usure du sel et de la mer. Une odeur de forêt se mêlait alors à celle du large.
Léon a pris sa retraite lorsque Mitterrand est arrivé au pouvoir. Mais chaque été, il reprenait la mer, vendant encore ses prises comme autrefois. Plus tard, il se contenta d’aider les autres, jusqu’à ses 92 ans, assis devant sa maison à démailloter les filets, fidèle à ce geste ancestral.
Aujourd’hui, à 94 ans, il a dû poser les mains, vaincu par l’arthrose. Mais son humour, lui, reste intact. À qui lui demande le secret de sa longévité, il répond sans hésiter: « Comme pour les anchois! Le sel, ça conserve! » Avant d’ajouter: « Et puis mon petit verre de vin, midi et soir peut-être… Vous ne voudriez quand même pas que je mange à l’eau? »
Mimi Doderot aux fourneaux, en pleine préparation de sa célèbre bouillabaisse pour régaler toute la bande du RCT de Bernard Herrero. Photo DR.
Mimi, 40 ans à vendre le goût de la mer
« La mer, c’est une belle vie », affirme Mimi Doderot. Derrière cette phrase simple se cache tout un monde, celui des femmes de pêcheurs qui, dans l’ombre des hommes partis au large, ont façonné à leur manière l’histoire d’un village et le souvenir d’une époque.
Mimi se souvient encore de Berthe, la grand-mère de son mari Léon. Une silhouette familière des rues du Brusc, que l’on voyait chaque matin pousser sa brouette chargée de poissons. Elle partait loin dans les terres, frappant aux portes pour proposer la pêche du jour. Toujours à ses côtés, une balance, outil modeste mais essentiel, que Mimi a précieusement conservé. Quand Léon a pris la suite, les temps avaient changé. Le camion de Toulon emportait dès l’aube le plus gros de la pêche, et, bientôt, les premiers réfrigérateurs ont bouleversé les habitudes. Deux poissonneries ouvrirent au Brusc. Mais vendre aux poissonniers signifiait céder son travail à moitié prix. Alors, Mimi choisit une autre voie : celle du lien direct avec les habitants.
Pendant quarante ans, elle sillonna les quartiers voisins avec sa voiture, proposant ses poissons du jour. « C’étaient des années très heureuses », confie-t-elle. L’histoire s’est poursuivie sur le quai de la Prud’homie, quand sa fille a ouvert Le Casse-Dalle. Là, c’est en cuisine que la tradition s’est exprimée, autour de la soupe de poisson et des moules, comme un prolongement naturel du travail des hommes en mer.
Avec Léon, Mimi a partagé une vie simple et solide, rythmée par la pêche et par le rugby, les deux passions indétrônables de son mari. Elle en rit aujourd’hui : « J’ai eu une vie heureuse, il a été un bon mari et un bon père… mais à part la pêche et le rugby, y a rien d’autre qui l’intéresse ! »