Lors du récent « sommet » rassemblant les chefs d’Etats et de gouvernements ukrainiens et des pays « volontaires » dans le bureau de Donald Trump à Washington, l’Union européenne a montré toute l’étendue de sa subordination à la politique étrangère des Etats-Unis : c’est le président américain qui dicte les conditions de la négociation avec son homologue russe, les pays du Vieux Continent étant juste là pour financer, jusqu’à 100 milliards de dollars les achats d’armes à l’industrie d’outre-Atlantique comme « garantie de sécurité ».

De même, les négociations commerciales ont débouché sur des droits de douane unilatéraux de 15 %, et des engagements d’achats de gaz et d’armes, qui confortent le leadership américain. Pour ceux qui espéraient en l’affirmation de la « souveraineté européenne », c’est une terrible déception.

Parmi ceux-ci, l’ancien Haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité (2019-2024), Josep Borrell , appelle à la constitution d’une nouvelle Union, plus resserrée, apte à se dégager du joug des Etats-Unis.

Après le « sommet » de Washington, qui semble n’avoir décidé de rien, sauf de vagues garanties de sécurité qu’apporteraient les pays européens volontaires avec l’appui éventuel des Etats-Unis, quel rôle l’UE peut-elle vraiment jouer quant à l’avenir de l’Ukraine ?

Josep Borrell : A mon avis, la question des garanties de sécurité est importante, mais pas la première question à traiter. Il faut d’abord discuter de la fin de la guerre, car c’est seulement après l’arrêt des combats qu’il s’agira de garantir la paix. J’ai donc été très surpris de voir que la discussion du sommet a porté là-dessus et pas sur la manière d’arrêter les combats ! Peut-être était-ce juste pour esquiver la question gênante de l’« échange des territoires », ainsi que Trump appelle la cession de territoires par l’Ukraine. Je ne parle pas d’une paix formelle, mais il faut au moins se demander comment stabiliser la situation sur le front. Sinon, à quoi servent les garanties tant que la guerre continue ?

Mais lors de l’entrevue en Alaska avec Vladimir Poutine, Donald Trump lui-même avait abandonné l’idée d’un cessez-le-feu préalable, pour embrasser la voie des concessions territoriales…

« Nous sommes confrontés à un fait inconfortable : les Etats-Unis de Donald Trump sont plus du côté de la Russie que du nôtre. Et l’Occident, sous son acception d’espace de la démocratie, n’existe plus »

J. B. : Rappelez-vous : avant la rencontre en Alaska, Trump avait menacé Poutine de sanctions terribles s’il n’acceptait pas un cessez-le-feu. Après la rencontre, il n’y a pas de cessez-le-feu, il n’y a pas non plus de sanctions ! Il semble bien, au contraire, que Poutine et Trump se sont mis d’accord pour que les Européens, et l’Ukraine en premier lieu, avalent la pilule qu’ils se sont accordés à leur administrer. Nous autres Européens sommes confrontés à un fait inconfortable : les Etats-Unis de Donald Trump sont plus du côté de la Russie que du nôtre. Et l’Occident, sous son acception d’espace de la démocratie, n’existe plus. C’est très désagréable à accepter, mais c’est comme ça. Et plus tôt nous admettrons cette situation, mieux ce sera.

Mais pour y parvenir, il faudra que beaucoup de dirigeants européens modifient leur état d’esprit, construit au cours de longues années de dépendance vis-à-vis des Etats-Unis. On n’en prend pas le chemin : en quelques mois, Trump a réussi à imposer aux Européens une hausse monumentale de la dépense en armements, dont une bonne partie sera achetée aux Etats-Unis. Pour la sécurité ukrainienne, il nous faudra aussi financer des dizaines de milliards de dollars d’armes américaines. Il a aussi imposé des droits de douane de 15 %, et il veut capter les usines européennes d’automobile, de chimie, de pharmacie… On ne peut pas appeler cela une attitude amicale.

Comment sortir de cet étau ?

J. B. : L’Europe n’est pas respectée parce qu’elle est faible, et Trump, comme Poutine d’ailleurs, ne respecte que la force. Et nous sommes faibles parce que nous n’avons pas les moyens de la force, nous sommes trop divisés et nous n’avons pas envie de nous battre, même pas sur le front commercial. Il faut donc bâtir les capacités de confrontation que les Européens n’ont pas, sur le plan militaire bien sûr, mais pas seulement. Mais lorsque j’entends le chancelier allemand dire : « Je veux créer l’armée la plus puissante en Europe », je me dis que c’est la mauvaise approche. D’abord parce que l’armée allemande la plus puissante d’Europe, on connaît, c’est déjà arrivé dans notre histoire avec les résultats que l’on sait.

« Si l’on veut une Europe forte, il faut la recommencer avec de nouveaux objectifs. Il ne s’agit plus de faire la paix entre nous, mais d’exister dans le monde tel qu’il est aujourd’hui »

Ce qu’il nous faut, ce sont des capacités militaires conjointes beaucoup plus puissantes. Cela exige un degré d’unité politique bien plus élevé, qu’on n’obtiendra pas dans l’Union actuelle à 27 car il y a beaucoup trop de divergences entre nous. Si l’on veut une Europe forte, il faudra donc la recommencer avec de nouveaux objectifs. Il ne s’agit plus de faire la paix entre nous – c’est acquis –, mais d’exister dans le monde tel qu’il est aujourd’hui. Cela veut donc dire construire une nouvelle Union sur d’autres bases. Sans doute pas à 27, car parmi les pays membres actuels, beaucoup ne voudront pas.

Mais quels pays, en dehors de la France, voudraient s’engager pour une Union à la fois souveraine et resserrée ?

J. B. : Si la France et l’Allemagne désirent l’unité, d’autres pays les suivront sans aucun doute. Si elles ne le veulent pas, cela ne se fera pas.

Mais une armée européenne, même réduite à quelques pays, exige des citoyens communs, de buts communs. Ce n’est pas le cas.

J. B. : C’est vrai. Cela montre que nous avons perdu beaucoup de temps à discuter de sujets de troisième ordre en oubliant les éléments fondamentaux d’une Union. Mais dans le monde actuel, on ne peut pas continuer comme ça. Ou alors il faut s’attendre à payer le prix de la faiblesse. Nous savons déjà ce que cela signifie : ne pas être un acteur géopolitique et subir le pouvoir de l’autre. Regardez ce que nous avons vécu cette année avec l’administration Trump. Première réunion : vous allez dépenser 5 % de votre PIB en matériels militaires, sinon vous vous débrouillerez seuls avec la Russie. Deuxième réunion : vous allez m’acheter du gaz et des armes, et vous allez investir chez moi…

« Le langage de Trump est celui d’un seigneur féodal. Il y a des vassaux heureux, qui acceptent de payer le prix de la protection parce qu’ils n’ont pas la capacité de s’imaginer être maîtres de leur destin »

C’est le langage d’un seigneur féodal vis-à-vis de ses vassaux. Mais il y a des vassaux heureux. Des gens qui acceptent de payer le prix de la protection, et sont heureux ainsi parce qu’ils n’ont pas la capacité de s’imaginer et de vouloir être maîtres de leur destin. Un exemple récent : bien avant que les négociations sur les droits de douane commencent, la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen affirmait, sans que personne ne le lui demande, que pour compenser l’excédent commercial de l’UE sur les Etats-Unis, il faudrait leur acheter davantage de gaz et d’armes… et c’est finalement ce qu’on a accepté, parce qu’on y était mentalement préparés. Pour sortir de la vassalité, il faudra donc d’abord changer de mentalité.

Mais le projet européen n’avait-il pas justement pour but de sortir de la dépendance des Etats-Unis ?

J. B. : En fait, la domination américaine, sous la forme d’un véritable protectorat militaire, a été acceptée dès la naissance de la Communauté européenne, surtout de la part de l’Allemagne qui ne pouvait pas se réarmer. Seul le général De Gaulle avait élevé la voix pour dire qu’un jour, les Américains partiraient et nous laisseraient seuls. Mais pour les chrétiens-démocrates allemands, le lien transatlantique était fondamental, intouchable. D’ailleurs, le projet européen n’avait pas pour but l’affirmation des nations européennes, mais seulement la paix entre elles. La France, alors petit pays agricole – excusez-moi de le rappeler –, s’en est servie comme un multiplicateur de sa force. Pour l’Allemagne, l’Europe a servi à se faire pardonner son histoire.

Mais c’était il y a près de soixante-dix ans, et le monde d’aujourd’hui est bien différent, et même différent de celui qui a vu l’apparition de l’euro et le traité de Lisbonne. Il y a eu un moment de bascule en 2004, lorsqu’il a fallu choisir entre « l’élargissement » [aux pays de l’ex-bloc soviétique, NDLR] et « l’approfondissement » de l’Europe des quinze pays membres d’alors. Le choix a été fait d’intégrer les pays qui sortaient du communisme. Depuis, nous discutons toujours de nos petites querelles, sur les détails d’une directive sans avoir un véritable dessein, sans savoir ce que l’Europe pourrait faire pour elle-même et pour le monde.

Un autre conflit, au Moyen-Orient : là encore, les Européens apparaissent comme spectateurs. Sommes-nous condamnés à l’impuissance devant les massacres à Gaza ?

« Désunie à ce point, l’Europe n’existe pas, ou alors comme un bon Samaritain hypocrite qui fournit d’une main des armes à Israël, et de l’autre des pansements pour les Palestiniens »

J. B. : Malheureusement, c’est le cas. A chaque réunion des Nations unies sur la question de Gaza, les Européens se sont montrés désunis, chacun exprimant une position et un vote différent. Evidemment, lorsqu’elle est désunie à ce point, l’Europe n’existe pas, ou alors comme un bon Samaritain hypocrite qui fournit d’une main les armes à Israël, et de l’autre les pansements pour les Palestiniens. C’est la triste image de l’Europe : collectivement, nous n’avons pas montré l’empathie suffisante pour la souffrance des Palestiniens.

Il faut évidemment rappeler aussi l’horreur des attaques terroristes du Hamas. Mais une horreur ne peut pas justifier une autre horreur. Quand il y a 65 000 morts, majoritairement des femmes et des enfants, plus de 2 millions d’habitants traînés d’un côté à l’autre de leur territoire, affamés, assoiffés, bombardés, toutes les infrastructures détruites, le silence de beaucoup d’Européens et des institutions de l’UE, c’est de la complicité !

Cette faillite morale, cette incapacité à stopper les massacres auront-elles des conséquences pour les Européens ?

J. B. : Et comment ! Vis-à-vis du reste du monde, nous avons perdu toute la crédibilité que nous pouvions encore avoir. Plus aucun dirigeant du monde n’acceptera de s’asseoir avec nous pour débattre des droits humains. Chaque fois que nous voudrons inclure dans un accord d’association une clause de respect des droits humains, on nous rira au nez, puisque nous sommes incapables de faire jouer cette clause, présente dès l’article 2 de l’accord entre l’UE et Israël. De temps en temps, l’UE publie un communiqué affirmant : Israël doit respecter les droits humains. Eh oui, bien sûr ! Mais la seule question qui compte est : est-ce qu’Israël le fait ? Cette question-là, on ne se la pose pas.

« Dans cette affaire, l’Europe a perdu son âme. Et les générations futures auront honte de ce que nous avons laissé faire »

Nous avons pourtant des leviers permettant d’imposer ce respect ! J’ai tenté de le faire en proposant au Conseil de suspendre les relations politiques avec Israël, la seule dimension dans mes compétences de Haut représentant pour les affaires internationales. Les Etats membres ont refusé. Pourquoi la Commission ne propose-t-elle pas de suspendre les relations commerciales privilégiées avec Israël, selon les termes de notre traité d’association ? Elle est la seule compétente pour le faire selon les traités de l’Union, mais il faudrait encore que sa Présidente veuille bien inclure le sujet dans ses débats. J’imagine que si elle ne le fait pas, c’est parce qu’elle pense qu’Israël ne viole pas les droits humains à Gaza, sinon elle devrait appliquer les traités qui sont des obligations pour tous, y compris pour la Commission dont elle est la gardienne. Dans cette affaire, l’Europe a perdu son âme. Et les générations futures auront honte de ce que nous avons laissé faire.

Mais n’y a-t-il pas, aussi, une relation entre l’impuissance européenne et le poids grandissants des droites autoritaires et des extrêmes droites politiquement proches de Benjamin Netanyahou et de son gouvernement ?

J. B. : Deux facteurs jouent. D’une part, la mauvaise conscience qui pèse sur beaucoup d’Européens depuis l’Holocauste. Combien de temps les Allemands resteront-ils prisonniers de ce qu’ils ont fait aux Juifs ? D’autre part, Netanyahou, l’extrême droite américaine et l’extrême droite européenne, c’est le même combat ! Et le même langage, suprémaciste, raciste, ethniciste. Qui invite Netanyahou en Europe ? Viktor Orban. Qui a des rapports très proches avec Israël ? L’Italie de Giorgia Meloni.