Les corps arrivent par centaines sur un quai de gare poussiéreux. Anonymes, mutilés, extirpés de la boue, du sable ou des tranchées effondrées. Dans une procession rapide, ils sont déchargés dans leurs sacs mortuaires blancs d’un wagon réfrigéré et transportés vers un laboratoire de terrain situé près des voies, où ils sont examinés et documentés avec une efficacité discrète.

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Yurii Shyvala

The New York Times

Cette importante cargaison de dépouilles, renvoyées par la Russie dans le cadre d’un échange avec l’Ukraine, est l’un des rares résultats des trois cycles de négociations de cessez-le-feu orchestrés par les États-Unis. Ces négociations et le sommet du 15 août entre le président Trump et le dirigeant russe Vladimir Poutine n’ont guère contribué à ralentir les combats sur le terrain.

L’Ukraine espère identifier chacun des 6000 corps qu’elle a reçus de la Russie dans le cadre d’un accord conclu à Istanbul – qui prévoyait également un échange de prisonniers – et rendre les dépouilles des soldats à leurs proches.

Ces corps ne représentent qu’une fraction des plus de 70 000 personnes en Ukraine, militaires comme civils, signalées comme « disparues dans des circonstances particulières », la désignation légale de ceux qui ont disparu au cours de plus de trois ans de guerre.

Les premiers restes sont arrivés en Ukraine en juin. Un processus semblable à une chaîne de montage dans une gare ferroviaire de la région d’Odessa, dans le sud du pays, vise à accélérer l’identification sans pratiquer d’autopsies traditionnelles dans les morgues, qui sont déjà surchargées.

Au total, six équipes effectuent un travail médicolégal sous une partie de la plateforme ombragée par un filet de camouflage tendu pour bloquer le soleil brûlant de l’été. Chaque équipe comprend un enquêteur de police, un technicien médicolégal, un pathologiste, un agent du renseignement et un travailleur sanitaire.

PHOTO DAVID GUTTENFELDER, THE NEW YORK TIMES

Des responsables chargés d’identifier les restes de soldats rapatriés travaillent sous un filet de camouflage.

« Nous sommes les premiers en Ukraine à organiser ce type de travail », explique Tetiana Papij, directrice du bureau régional de médecine légale.

Les corps sont déplacés d’une station à l’autre dans le cadre d’un processus qui prend environ 20 à 30 minutes pour chacun. Les travailleurs vérifient la présence de matières explosives, documentent tout objet personnel trouvé avec les restes et prélèvent des échantillons pour des tests d’ADN.

Quand c’est possible, les équipes procèdent à la prise d’empreintes digitales à l’aide d’une technique consistant à tremper les doigts dans de l’eau chauffée à une température proche du point d’ébullition, puis à y injecter de l’eau froide pour rendre de nouveau les empreintes visibles.

Les corps reçoivent des numéros d’identification à 17 chiffres, qui codifient la date d’arrivée, l’institution qui a reçu le corps et un numéro de séquence individuel.

Les documents, étiquettes, bijoux ou vêtements et lambeaux de vêtements récupérés sur les corps peuvent aider à l’identification. Si l’on en trouve, un technicien les photographie, les met dans des sacs séparés et les range avec les restes dans un nouveau sac mortuaire.

« Les effets personnels sont extrêmement importants », explique Andriy Chelep, enquêteur senior de la police chargé des crimes commis pendant la guerre.

Certaines familles ne font pas confiance aux résultats des tests d’ADN. Elles refusent d’accepter la mort. Elles croient que leur proche est toujours en captivité. Mais lorsqu’elles voient les objets retrouvés, le doute disparaît.

Andriy Chelep, enquêteur senior de la police

La tension liée au travail avec les morts est tacite, mais présente dans chaque mouvement sur le quai de la gare, où l’air est chargé d’une odeur de décomposition.

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Bottes d’un soldat dont le corps a été rapatrié

Rouslana Klymenko, 27 ans, pathologiste, se penche sur un corps à moitié décomposé. Des taches provenant de fluides corporels ont imprégné les multiples couches de sa combinaison de protection. Elle a noué deux rubans roses sur sa tête, seul élément lumineux dans cette scène sombre sous les filets de camouflage.

« Il manque la mâchoire inférieure »

De temps à autre, un nouveau sac blanc est posé sur la table et ouvert. Ce qui ressemble à des chiffons et de la saleté à l’intérieur peut contenir des tissus en putréfaction, signale-t-elle à un enquêteur, qui consigne cette observation.

Lors d’un échange le mois dernier avec la Russie, qui doit recevoir un nombre égal de corps, 1600 dépouilles ont été envoyées dans la région d’Odessa. Mardi, 1000 corps supplémentaires sont arrivés en Ukraine. Les médias russes n’ont pas largement couvert le retour des corps russes, mentionnant seulement plusieurs envois de quelques dizaines de dépouilles.

L’identification des 6000 dépouilles pourrait prendre plus d’un an, selon le ministre de l’Intérieur de l’Ukraine, Ihor Klymenko. Le processus est compliqué, a-t-il indiqué, par le fait que certains sacs mortuaires contiennent les restes de plusieurs personnes.

Parmi ceux qui attendaient le retour d’un être cher figure Tetiana Dmytrenko, originaire de Kyiv, la capitale. Son mari, Oleksandr Dmytrenko, a été tué à l’âge de 45 ans avec tous les autres membres de son unité le 15 novembre 2023, près de Bakhmout, a-t-elle expliqué. Les forces russes ont pris le contrôle de la zone et il n’était pas possible de récupérer les corps.

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Uniforme d’un soldat qui a perdu la vie

« Tout ce qui me restait, c’était son dernier texto : “Je t’aime”, dit Mme Dmytrenko. Puis ont suivi un an et huit mois d’attente, d’incertitude, qui ont été pires que l’enfer. »

Le 23 juin, Mme Dmytrenko a reçu un appel d’un enquêteur de police qui lui a annoncé que l’ADN d’un des corps rapatriés correspondait à celui de Maryna, leur fille de 21 ans. Mme Dmytrenko s’est rendue à la morgue pour procéder à l’identification officielle, même si elle a noté qu’il ne restait plus rien à reconnaître.

Elle se souvient que son mari lui avait confié que sa plus grande crainte était de mourir au combat et de ne jamais être retrouvé. « Maintenant, je suis apaisée, car je sais qu’il est chez lui ».

Cet article a été publié dans le New York Times.

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