Vie de village oblige et en bonne habitante d’Ollioules, nous sommes jeudi matin, je pars faire le marché. En descendant de chez moi, je passe voir mon mari au salon de tatouage et je tombe sur un couple royal : Elise et Damien. Ils sont bretons en vacances dans le Var et souhaitent garder une empreinte de leur voyage ensemble. C’est comme ça que j’ai rencontré la reine Elise et le roi Damien qui vont être anoblis sous mes yeux. Et je suis sûre que vous me comprenez, regarder des tatouages amoureux en train de se réaliser, c’est encore mieux que d’aller au marché…

Les tatouages d’amour sont les meilleurs et les pires à la fois, car il faut les assumer, que l’histoire se termine ou non. C’est un tatouage qu’on appelle dans le milieu : « casse-gueule ». Mais se faire tatouer “King” et “Queen”, ce n’est pas seulement s’aimer : c’est revendiquer une souveraineté intime. Dans ce siècle où les relations sont souvent étalées sur les réseaux sociaux avec des visages souriants, en train de faire une séance de sport ensemble, en vacances à Étretat ou aux Seychelles, la Reine Elise et le Roi Damien eux, ont choisi la permanence et la discrétion. Leur tatouage commun devient alors une déclaration : « Je t’ai choisi, et je le grave. » Mieux encore, au lieu de se tatouer les prénoms l’un de l’autre, comme on le fait régulièrement, ils décident de s’autoproclamer reine et roi, et de ce fait deviennent ainsi les monarques de leur propre royaume.

Il y a, dans « King » et « Queen », une volonté de majesté. Fini Monsieur et Madame, comme dans un amour ordinaire, ils ont décidé de rentrer mutuellement dans l’extraordinaire, en se donnant des titres que le monde ne leur a pas offerts. C’est là toute la beauté de cette démarche : ils ne règnent sur rien, si ce n’est sur le territoire de leur intimité.

Mais peut-on vraiment devenir roi ou reine par simple volonté ? Je dirais que oui, dans Antigone de Jean Anouilh il y a un bel exemple.


les tatouages d’Elise et de Damien (Photo DR) .

Ces phrases qu’elle prononce face à Créon pour lui tenir tête : « Eh bien moi, je serais reine ! » C’est peut-être là que le geste devient philosophique. Nietzsche disait que l’homme devait devenir le créateur de ses propres valeurs. Ce tatouage, en ce sens, est nietzschéen : il ne suit aucun ordre établi, il invente sa propre royauté. Ces deux amoureux se couronnent eux-mêmes et n’ont pas besoin d’avoir un peuple à gouverner, juste eux dans un amour inventé. Et dans un monde où les grands récits sont tombés, et où les rois ne règnent plus (ou presque), qui d’autre que l’amour peut encore nous donner un titre de noblesse ? D’ailleurs John Lennon et Yoko Ono, pour accéder à la nationalité américaine, s’étaient inventés ambassadeurs d’un royaume qu’ils avaient appelé Nutopia.

Un blason amoureux

Je regarde le mot Queen en train d’apparaître sur la peau d’Elise. Elle ne souffre pas. Damien lui, attend son tour. Ils ont choisi de les faire chacun sur le poignet et il est possible que ce ne soit pas anodin. C’est une zone visible et à la fois discrète, offerte au regard du monde, tout comme l’est une alliance.

Elise et Damien forment un blason amoureux et nous offrent de multiples récits possibles. Sont-ils la reine et le roi d’un territoire, d’un sentiment, ou simplement d’une famille ? Je n’ai même pas envie de leur poser la question, car il y a des serments silencieux, des pactes d’éternité, que l’on n’a pas envie de comprendre, mais simplement d’imaginer.

Le tatouage amoureux est paradoxal, on est sûr de son choix et en même temps c’est une sorte de pari. Que se passe-t-il si le royaume s’effondre ? Qui prendra vraiment le trône ? Mais l’encre, elle, restera. Et même si, un jour, ils ne sont plus “King” et “Queen” l’un pour l’autre, le tatouage pourra raconter une autre histoire. La Reine a perdu son époux lors d’une bataille ou le roi a été appelé à régner sur un autre royaume abandonnant son épouse. L’écriture devient alors une réécriture.

Ça y est, leurs tatouages sont finis et ils se montrent mutuellement leurs poignets en souriant. On aurait pu facilement se dire au départ que c’était kitsch et trop cliché, mais c’est vraiment tout le contraire. Dans leurs sourires de la Reine et du Roi on peut lire qu’ils ont compris quelque chose d’essentiel : que l’amour ne se décrète pas, mais qu’il se vit comme une souveraineté partagée. Ils dominent ensemble un territoire sans armée, sans palais, sans sujets, mis à part leurs trois enfants, et un peu d’encre.