L’avenir de l’aviation s’est joué sous ses yeux. Enchanté, Vladimir enfourche sa bicyclette pour s’extraire de la foule venue fêter le ballet des biplans à Viry-Châtillon. Il a hâte d’en raconter les détails à sa femme, sa sœur et sa belle-mère avec qui il partage un petit appartement du XIVe arrondissement de Paris. Quand tout à coup, alors qu’il est lancé sur la route, une berline surgit. Il n’a qu’une seconde pour s’extraire de son vélo et se jeter sur le bas-côté, avant qu’elle ne vienne percuter sa monture et filer sans demander son reste ! Couvert de bleus et chancelant, il peut compter sur les passants attroupés pour le secourir et relever la plaque minéralogique de ce fou du volant. Le cycliste démuni va contacter son avocat. Justice sera faite !
Adepte de l’effort, celui que l’on appelle affectueusement Volodia trouve dans les environs de la capitale un immense terrain de jeu pour rouler et entretenir sa forme physique. À bientôt 40 ans, il voue une véritable passion pour la petite reine. Des balades bucoliques avec Nadejda aux virées entre partisans bolcheviques, il n’est pas rare qu’il roule 75 kilomètres durant à travers villes, forêts et champs. L’accident sur les rails du tramway de Genève, où il a failli perdre un œil, en octobre 1903, n’a pas éteint son ardeur.
Le premier aérodrome organisé du monde est prêt
C’est sur une zone de 100 hectares, baptisée Port-Aviation, que décollent les nouveaux héros et se posent les fondations de l’aérodrome moderne.
Se rendre régulièrement à la Bibliothèque nationale ou au tout nouveau terrain d’aviation de Viry-Châtillon ne lui fait pas peur. Car l’exilé russe a une autre passion. Il assiste depuis plusieurs semaines à des démonstrations aériennes étonnantes. C’est sur une zone de 100 hectares, à cheval sur les communes de Viry-Châtillon, Savigny-sur-Orge et Juvisy, débarrassée des fossés, des talus et des rafales de vent, que décollent les nouveaux héros et se posent les fondations de l’aérodrome moderne.
Baptisé Port-Aviation, il compte déjà trois pistes d’envol de 1 000 à 1 645 mètres. Ainsi qu’une kyrielle d’équipements modernes propres à légitimer la pratique aéronautique comme un sport noble tout autant qu’un spectacle attirant les foules. Près d’une trentaine de hangars, des ateliers de réparation, un grand tableau d’affichage, des loges pour les commissaires de course s’ajoutent aux longues tribunes, aux restaurants et guinguettes, au bureau de poste équipé de cabines téléphoniques, et bien sûr à l’immense parc de stationnement. Le premier aérodrome organisé du monde est prêt. Il est inauguré le 23 mai 1909 sous 31° C et les applaudissements de 30 000 curieux, vite déçus par l’interminable attente avant le premier décollage.
Les spectateurs viennent nombreux à Port-Aviation pour assister aux meetings de Léon Delagrange. Parmi eux, un passionné : Vladimir. © Archives départementales de l’Essonne
Cinq tours de piste à 5 mètres d’altitude
Le comte de Lambert décolle pour rejoindre Paris, survole la tour Eiffel avant de revenir sous les acclamations, le tout en 48 minutes. Un triomphe français.
Les exploits de ces fous volants font grand bruit. Le sculpteur Léon Delagrange, fils de manufacturiers, multiplie depuis un an les prestations remarquées lors de meetings. Pour le plus grand plaisir de Vladimir. Aujourd’hui, le pilote a enchaîné cinq tours de piste à 5 mètres d’altitude ! Les démonstrations aériennes se suivent au fil des semaines dans une ferveur croissante. En octobre, la Grande Quinzaine accueille le président de la République en personne et offre aux yeux de tous une première : le comte de Lambert décolle pour rejoindre Paris, survole la tour Eiffel sous les yeux ébaubis des Parisiens, avant de revenir sous les acclamations, le tout en 48 minutes. Un triomphe français.
Les mois et années qui viennent verront les records en tout genre, la mort en vol de Delagrange, l’ascension de Port-Aviation, avant sa déshérence après la Première Guerre mondiale. Bientôt, Orly puis Le Bourget naîtront. Quant à Vladimir, il reçoit de bonnes nouvelles de son avocat. Le chauffard a été identifié. Il s’agit rien de moins qu’un vicomte. Vladimir Ilitch Oulianov est heureux. Celui qui se fait appeler Lénine s’apprête à remporter une victoire hautement symbolique. Justice lui sera rendue.