Blaise Pascal a eu ces mots : « Il n’y a que deux sortes d’hommes : les uns justes, qui se croient pécheurs ; les autres pécheurs, qui se croient justes. » Cette maxime ouvre le générique d’Une bougie pour le diable, d’Eugenio Martín, film espagnol sorti en 1973 et bénéficiant, désormais, d’une superbe réédition en Blu-ray. Et comme c’est la fête, le tout est couplé avec un autre bijou d’horreur ibérique, Poupée de sang (1977), de Carlos Puerto.

La France a beau être la nation cinéphile par excellence, le cinéma populaire de l’ère franquiste a rarement eu les honneurs des gazettes. Certes, de courageux éditeurs indépendants – Carlotta, en l’occurrence, mais aussi Artus films – persistent à exhumer les pépites du genre. Alors, quid de cette Bougie pour le diable ? Deux sœurs célibataires, manifestement frustrées du côté sentimental, tiennent une pension de famille. Nous sommes en pleines vacances et le tourisme bat son plein, avec son lot de filles délurées. Puis, l’accident stupide, la cliente surprise en train de bronzer sur la terrasse de l’établissement, virée par l’escalier, qui glisse et se tue : l’accident tragique. Que faire du cadavre ? Le dissimuler, bien sûr, et n’en rien dire à la police. Ensuite, l’engrenage fatal. Les amis de la défunte qui viennent à sa recherche et qu’il faut bien faire disparaître, histoire de maintenir l’honneur de cette maison si bien tenue. D’où les mots de Pascal mis en exergue.

Les deux sœurs qui se croient « justes » et deviennent « pécheresses », tout en s’accusant de péchés imaginaires ; même si, pour l’une d’elles, ils n’ont justement rien d’imaginaire.

Un film authentiquement chrétien ?

Le fait que ce remarquable film, tourné de main de maître par l’excellent Eugenio Martín, ait été tourné en une Espagne dirigée par Francisco Franco, alors que la censure cléricale était des plus vétilleuses, peut laisser perplexe pour qui regarde les choses de loin. En effet, ce film est éminemment chrétien en ce sens où il dénonce celles qui entendent juger à la place de Dieu, n’accordant même pas à leur victime la miséricorde que les croyants sont en droit d’attendre du Tout-Puissant. Bref, pour continuer de paraphraser Blaise Pascal, « qui veut faire l’ange fait la bête… » Certes, il y a ici de brèves scènes de nudité ; mais ces dernières étaient réservées à la diffusion à l’international. L’Église le savait bien, mais laissait faire.

À l’époque, cette censure se résumait aux marottes des clercs du temps : pas de nudité, féminine comme masculine, et hors de question de montrer l’adultère sous un jour favorable. On notera qu’avec le Code Hays aux USA, dame Anastasie était tout aussi maniaque en la matière, d’où ces époux dormant alors dans des lits jumeaux ; ce qui n’est guère pratique pour un éventuel rapprochement charnel, à moins de faire sa petite affaire sur la moquette et entre deux plumards.

Les Rolling Stones et la censure cléricale…

Pour le reste, les curés n’étaient guère regardants. La preuve en est le fameux album, Sticky Fingers, des Rolling Stones, publié en 1971. La pochette originale, signée Andy Warhol, consiste en un plan serré sur une entrejambe recouverte d’un jean, mais qui laisse deviner un membre masculin en position triomphante. Pour l’Église espagnole, c’est non possumus. Mais elle ne s’oppose pas à la sortie du disque, pour peu qu’on en modifie la pochette. Résultat ? Trois doigts manifestement sectionnés par un sécateur, visible au premier plan, et sortant d’une boîte de conserve emplie de sang. Les sticky fingers (« doigts collants ») le sont tout autant, mais sans la moindre connotation sexuelle. Le bon goût n’y a sûrement rien gagné ; mais l’honneur était sauf.

Cette censure était donc parfaitement contournable et les cinéastes galopins de l’époque ne s’en sont pas privés, tant il était facile de berner des censeurs tout à leurs obsessions puritaines. Dans ses mémoires, le réalisateur Jesús Franco, habitué à composer avec les inconvénients de son temps, aurait plutôt tendance à relativiser « l’enfer » franquiste, expliquant que les interdits étaient si basiques qu’il était aisé de les contourner. Paradoxalement, il fut longtemps aidé dans sa carrière par l’un des pontes de l’industrie cinématographique locale. Lequel, phalangiste, donc socialiste à tendance fascisante, l’encourageait plutôt à bousculer les tabous religieux. Comme quoi…

Un franquisme des plus accommodants…

De l’autre côté de la barrière politique, Jacinto Molina, plus connu sous le pseudonyme de Paul Naschy, était, lui, fervent soutien du régime en place, même si revendiquant son amitié pour Jesús Franco, estimant comme lui que cette censure était finalement pour le moins stimulante en termes créatifs. D’ailleurs, on remarquera que le cinéma espagnol le plus intéressant – et parfois le plus transgressif – connut son heure de gloire sous le règne du Caudillo. C’est à cette époque que Luis Buñuel, jouant en permanence avec cette censure, connaît son heure de gloire. En 1976, un an après la mort de l’homme fort espagnol, ce cinéaste met un terme à sa carrière. Comme quoi, à leur façon, l’un ne pouvait manifestement pas vivre sans l’autre. En 1961, Franco permet le tournage de Viridiana en Espagne, tout en acceptant que ce film représente son pays au Festival de Cannes, avant d’ensuite interdire sa diffusion dans la Péninsule, suite à une interprétation toute personnelle de la Cène ayant causé un grand scandale. Il n’empêche que Franco respectait le talent de Buñuel.

Et après ? Rien, surtout en matière transgressive. Le cinéma populaire, le plus doué pour se jouer de la censure, a disparu. Reste Pedro Almodóvar, cinéaste bourgeois par excellence ; soit du cinéma pour Les Inrockuptibles et Télérama. Et puis, à y mieux réfléchir, et ce, d’une censure à l’autre, celle qui s’exerce en France sur le monde artistique est finalement bien plus cauteleuse et, au bout du compte, vénéneuse. Sa grande ruse, empruntée au Diable, consistant à faire croire qu’elle n’existe pas.

Définitivement, il n’y a pas photo : la censure, c’était mieux avant !


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