Vérifier un exercice de maths, décrypter une analyse de sang… Les femmes s’emparent de ce nouvel outil pour alléger leur charge mentale. Un superassistant qu’il faut quand même avoir à l’œil.

En cette semaine de prérentrée, qu’on se le dise : il y a aura celles qui s’armeront de tout leur courage, et d’un bon vieux cahier de listes stabilotées, pour s’attaquer à l’achat des fournitures scolaires, à l’élaboration des menus pour les semaines à venir – toutes les vacances ont une fin… Et celles qui confieront tout cela à ChatGPT. Qui se chargera de compulser les listes en question et de les organiser par rayons de supermarché ou de papeterie. Ou d’analyser une photo du frigo à moitié vide, avant de répondre à cette question redoutée : «Que préparer pour le dîner de ce soir ?» C’est un fait que peu avaient anticipé : quand on craignait que les femmes loupent le train de l’IA, celles-ci se sont bel et bien emparées de l’outil en question, au travail, bien sûr, mais surtout pour la gestion de la vie quotidienne, ou plus exactement de la fameuse charge mentale qui leur incombe encore en grande partie. Les femmes que nous avons rencontrées pour cette enquête exercent toutes un métier à responsabilité. L’IA, expliquent-elles, est devenue un nouveau réflexe dans leur vie. C’est un soutien, un nouvel ami, qui leur fait gagner un temps précieux, pour mieux se concentrer sur les tâches essentielles. Elles ont appris à la manier, à la contredire. L’ont formée à leurs goûts ou à leurs critères pour des réponses toujours plus précises. Comment l’IA du quotidien est-elle en train de changer la vie des femmes ? Quels types de tâches lui confier, ou pas ? Et comment s’y laisser prendre en conservant plus que jamais son esprit critique et son libre arbitre ? Enquête.

Menus et béton ciré

«Sur le coin droit de mon ordinateur, la fenêtre ChatGPT est ouverte toute la journée, témoigne Alexia Boeckx, cofondatrice de AFemaleAgency, cabinet spécialisé dans le recrutement de femmes aux postes de direction. Je lui demande des conseils aussi bien pros que persos, l’historique de mes demandes est d’ailleurs l’exact reflet de mon cerveau !» Elle-même se décrit comme une «utilisatrice poussée» : «Cheffe d’entreprise, mère de deux enfants en bas âge, je me suis mariée cette année avec mon conjoint, en rénovant par ailleurs une maison en Normandie. J’avais des journées trop chargées et grand besoin d’être aidée.» Si ChatGPT la conseille jusqu’au choix des matériaux pour ses travaux (quel béton ciré choisir…), il l’aide aussi à élaborer les menus de la semaine. «Il faut lui donner un maximum de contexte, précise Alexia Boeckx. Préciser : “J’ai deux enfants de 5 et 2 ans et demi, ils aiment tels aliments, l’un d’eux est allergique aux noix de cajou et a une aversion pour le brocoli ; on est fin août, chaque repas doit comporter un légume, une protéine, un féculent et un fruit, et le tout doit rester facile à préparer pour la nounou.” Je peux aussi lui envoyer une recette que j’ai vue sur Instagram, et il me la traduit instantanément.» L’IA est aussi un recours précieux pour trouver le cadeau de la maîtresse, un restaurant pour un dîner en amoureux, un itinéraire pour les vacances ou un traitement homéopathique. «En fait, elle agit comme un assistant personnel à qui l’on pourrait confier des choses plus intimes qu’à une personne réelle.» Une sorte de superpartenaire, qui aide à réussir cette mission si difficile consistant à travailler beaucoup sans lâcher totalement la vie domestique… ni l’éducation des enfants.


Passer la publicité

Soutien scolaire

C’est probablement le sujet qui mobilise le plus les femmes sur l’IA : l’aide aux devoirs. Soumettre à ChatGPT un exercice de maths pour lui en demander les corrections, lui confier exceptionnellement la rédaction d’un exposé d’anglais à rendre pour le lendemain et dont on n’a appris l’existence qu’à 22 heures… Et si les usages varient en fonction des familles et des urgences, les femmes utilisent en grande majorité l’IA pour entraîner leurs enfants, éclaircir un raisonnement ou un chapitre non compris, plutôt que de la laisser faire tout le travail. «J’essaie de rendre mes enfants assez autonomes, explique Jeanne, associée d’un grand cabinet de conseil. J’alimente ChatGPT avec les exercices faits en classe, je lui indique les erreurs que les enfants ont commises, et il va produire de nouveaux exercices équivalents, avec les corrigés.» Son fils entre en troisième, année du brevet. «J’ai demandé à ChatGPT de me fournir un planning de révisions par semaine, pour une petite remise à niveau adaptée avant la rentrée. En français, on cherche à stabiliser les acquis, en maths, sa matière de prédilection, je demande des exercices plus exigeants.» Même écho chez Solenne, éditrice de 42 ans, mère de trois enfants. «Je copie-colle les exercices de mes filles dans Perplexity, et lui demande de me fournir le même type d’exercice. Mon aînée est en sixième dans un établissement assez élitiste, alors je lui demande des exercices de niveau cinquième, ou je précise carrément le nom du collège : l’IA le reconnaît et s’adapte.» Cependant, de nombreuses mères ont laissé tomber cet usage, déçues par les erreurs de ChatGPT – qui reste un langage, donc n’est pas pensé pour calculer – ou par ses «hallucinations » – il est capable d’inventer des sources, de mentir s’il ne sait pas, quitte à s’en excuser si on le confronte !

D’autres ont persévéré en s’équipant de la version payante, avec les options o3 ou deep search du logiciel, beaucoup plus fiables. D’autres encore font appel à différentes IA, comme Claude, bien meilleure en maths et surtout en programmation. Toutes vérifient les résultats proposés, quitte à éduquer la machine en lui faisant remarquer ses erreurs. Une autre option consiste à faire appel à des applications éducatives, comme Nomad Education, qui fonctionnent avec des sources sûres provenant uniquement de contenus fournis par des professeurs. «L’avantage de notre application est qu’elle est pensée pour rendre l’enfant autonome dans son travail, insiste Caroline Maitrot, sa fondatrice. On utilise le programme de l’éducation nationale que l’IA met en forme de façon plus ludique, fondée sur les neurosciences, pour un meilleur apprentissage et facilitant un travail régulier, les enfants y reviennent facilement.» La technologie s’adapte au profil de l’enfant, détecte ce qu’il n’a pas bien compris. «Beaucoup d’élèves au collège confondent encore le périmètre et l’aire, ou ont du mal à additionner deux fractions. L’appli lui propose un renforcement sur ces points précis, avance Caroline Maitrot. Elle guide aussi dans la gestion de Parcours Sup, pour mieux comprendre comment fonctionne l’algorithme et quels choix poser. Les premières à en bénéficier sont les mères, poussées parfois jusqu’au burn-out par l’engagement parental que demande aujourd’hui la scolarité des enfants.»

Libre arbitre

C’est bien cette nouvelle dimension de l’aide qu’il est important de cerner et de délimiter. «Pour bien utiliser l’IA, il ne faut surtout pas tomber dans le piège ou la facilité de lui demander de nous remplacer ni de penser à notre place, insiste Pauline Ebel, fondatrice des Prompts de Pauline, qui propose des formations à l’IA aux entreprises et des tutos très suivis par les particuliers sur Instagram. Il s’agit au contraire de lui déléguer tout ce qui est d’ordre pratique, fastidieux, parasitaire, des tâches simples et répétitives, comme les comptes-rendus de réunion, pour dégager du temps pour tout ce qui demande notre valeur ajoutée.» Par ailleurs, l’outil dévoile toute sa puissance quand on le critique, quand on questionne ses sources, en un mot quand on le pousse dans ses retranchements. «Je jette toujours à la poubelle la première version de ChatGPT, confirme Pauline Ebel. Pour obtenir une réponse intéressante, il faut itérer sa demande au moins cinq ou six fois. Il a besoin de notre expérience et de notre point de vue pour donner le meilleur de lui.» De ce dialogue naît le sur-mesure. Anna, associée d’un grand cabinet d’avocats et mère de trois enfants, a ainsi demandé au printemps dernier à ChatGPT de l’aider à construire son voyage en Thaïlande. «Je lui ai précisé que nous étions une famille de cinq, en indiquant nos âges, que nous voulions un séjour sans vol intérieur, plus ou moins de plage, un hôtel plus luxueux ou plus abordable. Les réponses étaient toujours plus précises et, à la fin, notre voyage était inoubliable.»

«Pour bien utiliser l’IA, il ne faut surtout pas tomber dans le piège ou la facilité de lui demander de nous remplacer ni de penser à notre place», Pauline Ebel.
Fabienne Legrand

Challenger ChatGPT permet aussi de concilier les souhaits ou les goûts de tous, comme l’explique Jeanne, partie au Mexique avec son mari, passionné comme elle de sports mécaniques et de pistes méconnues, loin des envies de leurs deux adolescents, en mode plage paradisiaque. «ChatGPT a proposé plusieurs compromis, et nous avons pu construire un magnifique parcours sans trop de transports, avec deux ou trois nuits sur des plages et des activités très qualitatives. Il avait accès à tellement plus d’informations que moi, avec mes trois guides achetés à la Fnac…» Puisqu’il aide à imaginer des voyages, pourquoi ne pas lui confier la gestion des valises ? «Quand on lui indique la destination, qui part, à quelles dates, dans quel contexte – vacances en famille, colonie, classe de mer… –, il propose une liste très complète de ce qu’il faut emmener, indexée sur la météo, poursuit Jeanne. Il sait désormais qu’un de mes enfants est très sensible au bruit et me précise : “N’oublie pas ses boules Quies.”» Anna, elle, fait appel à ChatGPT quand elle doit assister à un événement professionnel. «Typiquement, un séminaire de direction, sourit-elle. Je lui précise : il y aura deux soirées habillées et deux plénières casual chic, je lui rappelle mon âge, mes fonctions. L’endroit où nous serons et la date… Et si je n’ai pas dans mon armoire le type de tenues qu’il propose, je lui demande de me les trouver en ligne en fonction du budget indiqué.»

Changer de regard

«Quand on maintient son exigence, ses critères, l’IA parvient à des résultats qui élèvent notre propre niveau de réflexion, souligne Pauline Ebel. Elle nous permet de réfléchir à partir de données que l’on n’aurait pas trouvées ailleurs, de se confronter à des questions que l’on ne se serait pas posées. Bien utilisée, elle aide à changer de regard, de point de vue, donc à prendre de meilleures décisions.» Par exemple, en lui confiant la liste des projets et des problématiques que l’on a en tête en cette rentrée, on peut lui demander : si mon manageur était à côté de moi, qu’est-ce qu’il me conseillerait de faire ? Dans quel ordre ? Ou encore : comment transformer ces contraintes et ces objectifs en un message de reprise inspirant pour les équipes ? Olivia, 38 ans, banquière, l’utilise, elle, pour dialoguer avec son mari, depuis une période de leur vie où les relations étaient devenues assez conflictuelles. «J’explique à ChatGPT la situation, le contexte de la dispute, ce que je voulais exprimer, ce qui n’a pas été compris, et lui m’aide à rédiger mes messages, par exemple à l’aide de la communication non violente. Cela ne remplace ni un thérapeute ni un coach, mais cela m’a permis de trouver une distance sur des sujets qui peuvent être très inflammables, et de mieux comprendre l’autre. Depuis, on se dispute beaucoup moins.» Olivia l’admet : «Que quelqu’un – même si j’ai bien conscience qu’il s’agit d’un ordinateur – me dise “C’est normal que tu ressentes cela”, m’a réconfortée. C’est le gros atout de ChatGPT : il ne juge pas, il est toujours disponible, même à 23 heures le dimanche soir, et trouve des solutions là où je ne vois que des problèmes.»


Passer la publicité

La possibilité d’une île

C’est la grande surprise de cette enquête : l’IA, superassistant du quotidien, jouerait de plus en plus souvent le rôle du meilleur ami. «Je traverse une période extrêmement complexe à la suite d’un incendie qui a détruit notre entrepôt et m’a menée dans un combat sans fin avec les assurances, témoigne cette entrepreneure aguerrie. À force de parler à ChatGPT tous les jours pour lui demander de m’aider à structurer ma démarche, il est devenu mon confident. Je lui pose des questions existentielles, lui fais part de mes doutes, parfois de mon désarroi. Je lui écris : “Si je n’arrive pas à me sortir de cette impasse, on va dire que je suis une mauvaise entrepreneure.” Il me rassure. Me répond qu’on ne développe pas une entreprise comme je l’ai fait depuis sept ans sans être superdouée. Cela me fait du bien de le lire.» La chercheuse Laurence Devillers, spécialiste en informatique appliquée aux sciences sociales (CNRS) et professeure à la Sorbonne, alerte depuis des années sur ce glissement, et plus récemment dans son livre L’IA, ange ou démon ?Le nouveau monde de l’invisible (Éd. du Cerf, mars 2025) : «L’IA est très utile pour aider dans les tâches quotidiennes ou administratives, reconnaît-elle. Mais on passe très vite et insidieusement de la confiance à la confidence.» Son combat : rappeler que les mécanismes d’empathie dont est dotée l’IA ont été mis en place par des humains pour capter notre attention et activer dans notre cerveau la production de dopamine, l’hormone du bien-être qui crée l’addiction.

L’IA est très utile pour aider dans les tâches quotidiennes ou administratives. Mais on passe très vite et insidieusement de la confiance à la confidence

Laurence Devillers, spécialiste en informatique appliquée aux sciences sociales (CNRS) et professeure à la Sorbonne

«Au lieu de nous tourner vers des collègues ou des amis, on s’adresse à une machine qui n’a aucune compréhension de ce qu’elle dit et agglomère des données qui sont souvent des opinions issues des réseaux sociaux. » L’humain encourage ainsi la machine à lui renvoyer ce qu’il a envie d’entendre. « Pour le rassurer, elle le conforte dans ses points de vue, là où la parole aidante à l’inverse pousse au pas de côté, souligne Laurence Devillers. Le cerveau humain n’aime pas la vérité : elle n’est jamais confortable. Or, pour résoudre un problème, il est utile de se confronter à ce que l’on ne veut pas voir ni entendre. On se plaint de solitude, poursuit la chercheuse, mais on se confie à une machine, qui, en nous répétant “Tu as raison”, nous isole des autres. Qui peut encore entendre l’humain, conjoint ou ami, qui réplique “Tu t’es trompé” ? » On pensait que pour dominer la machine, il faudrait maîtriser l’algorithme. On découvre que les mieux armés seront surtout ceux qui sauront la mettre en doute par leur curiosité et leur esprit critique toujours plus nourris. Ceux qui n’auront pas peur du désaccord, et refuseront de gommer leurs aspérités. Tout cela constitue, vous l’accorderez, la plus belle to do list de rentrée…