Cette énième volte-face n’a pas suffi à provoquer la liesse des constructeurs étrangers qui interrompent leur production en Europe ou transforment, comme Mitsubishi, Audi et Land Rover, les zones portuaires de Baltimore, Newark ou Houston en gigantesques parkings. Leur but est de retarder le plus longtemps possible le passage en douane dans l’espoir d’une exemption providentielle. L’indécision et les à-coups de la Maison Blanche dans l’exécution des plus violentes mesures protectionnistes depuis un siècle a transformé les ports américains, plaque tournante de 80% des échanges du pays, en ligne de front face aux bouleversements de la chaine d’approvisionnement du pays.
Les grands groupes ont pris leurs précautions
Les industriels et les géants du commerce de détail avaient pris au sérieux les chances de Donald Trump à la présidentielle comme sa promesse d’ébranler le commerce international. La chaine de supermarchés populaire Walmart avait ainsi augmenté de 33% ses importations et ses stocks venus de Chine à la fin 2024. Sur la cote est, le port de New York-New Jersey a accru ses opérations de près de 11,7% sur un an. Ceux de Los Angeles et Long Beach, principale destination des importations d’Asie ont vu leur trafic augmenter de 21% en 2024, alors que l’ensemble des activités portuaires progressait de 13% pendant cette période selon le rapport Port Watch de CBRE.
Gene Seroka, directeur général du Port de Los Angeles, point de passage, avec son voisin de Long Beach, d’un tiers de l’import-export américain, a été l’un des rares opérateurs américains à critiquer la politique de la Maison Blanche. «Depuis 8 ou 9 mois, les grandes entreprises ont eu les moyens d’augmenter préventivement leurs stocks, constatait-t-il, dans une interview très remarquée dans le journal Politico. Mais ce n’est pas le cas des petites et moyennes entreprises qui sont prises au piège du marché actuel». Elles sont contraintes, selon lui, de renégocier leurs prix de base avec les fournisseurs, de réduire leurs marges, ou de reporter leurs surcouts sur le consommateur.
Un choc qui arrive plus rapidement que prévu
Gene Seroka prévoyait une chute de l’activité du port supérieure à 10% dès juillet 2025. Le choc arrive plus rapidement encore. Loin de relancer les importations préventives, l’annonce par Donald Trump, le 9 avril, d’un report de 90 jours des droits de douane les plus élevés, le maintien provisoire du taux mondial à 10% et les 145% infligés à la Chine ont suscité la confusion et l’attentisme des opérateurs. La «falaise» se profile déjà pour mai ou juin, selon Paul Brashier, l’un des dirigeants de la firme de logistique ITS, et «pourrait se montrer similaire à l’impact ressenti pendant la réponse au Covid». Il cite des données de DataDocs, un système de réservation du fret, prouvant que les contrats de livraison ou d’embarquement par camions ont déjà chuté de 41% ce mois-ci par rapport à mars et de 35% comparés à avril 2024. Dans l’autre sens, celui des exportations, «tous les transports destinés à la Chine sont, eux, suspendus ou annulés» constate-t-il.
Aux dires des logisticiens, l’analogie avec la période de la pandémie vaut aussi pour l’après choc tarifaire : Lors de la reprise prévisible du trafic en fin d’année, lorsque les importateurs auront écoulé leurs stocks et réorganisé leurs sources d’approvisionnement en fonction du nouveau paysage douanier planétaire. «Les opérateurs de fret auront, au cours des mois, réassigné leur personnel à d’autres taches ; des chauffeurs routiers auront profité de la baisse d’activité pour prendre leur retraite, et comme en 2021-2022, on manquera de dockers, de containers aux bons endroits, ce qui pourrait à nouveau causer des embouteillages et des attentes couteuses à l’entrée des ports», s’inquiète Jeff Rightmer, professeur de logistique à l’Université Wayne de Detroit. Il ajoute que les ports risquent d’être encore encombrés par les marchandises abandonnées par des destinataires incapables d’en payer les taxes, et que les services de douane, sous-financés selon lui depuis des décennies, «ne seront pas en mesure d’accomplir leurs tâches dans les temps».