Safia Kessas a entrepris une longue quête de vérité sur le massacre du 23 mai 1956 ayant ciblé trois villages dans la vallée de la Soummam (Aït Soula, Tazrouts et Agouni).
Dans cet entretien, elle revient sur l’importance de recueillir des témoignages encore aujourd’hui, car, dit-elle, «ce n’est plus seulement l’histoire générale qu’il faut raconter, mais aussi ces mémoires souterraines et intimes qui traversent les générations».
Son enquête menée avec l’historien Fabrice Rasputi et publiée par Mediapart a collecté de nombreux témoignages des victimes, de leurs descendants ainsi que des appelés de l’armée française sur cet autre Oradour occulté par le récit français. Loin des statistiques froides et tronquées des archives officielles, l’enquête a donné la parole à des témoins dont le traumatisme demeure vif et intact même après de longues décennies. La violence sexuelle perpétrée par l’armée coloniale contre les femmes a été «pendant longtemps… ignorée, oblitérée dans le récit du traumatisme collectif». Safia Kessas estime que ce silence massif «bien loin des récits des figures héroïques demande à être déconstruit avec tact, afin de déplacer la honte et libérer enfin la parole. Car pour guérir, il faut parler, reconstruire une histoire où les victimes retrouvent leur dignité et où la mémoire refuse tout oubli».
Propos recueillis par Nadjia Bouaricha
En partant à la quête de réponses sur votre histoire familiale, vous tombez sur le souvenir d’un massacre que la mémoire collective a enfoui dans les tiroirs des traumatismes de la guerre d’indépendance. Quel a été l’impact d’une telle découverte sur la journaliste et documentariste ?
En cherchant à comprendre mon histoire familiale, j’ai réalisé à quel point nous connaissons la grande histoire de la guerre d’indépendance algérienne, ses grandes dates, ses figures. Mais il reste tant de pans obscurs et silencieux à explorer pour vraiment saisir l’ampleur des traumatismes, surtout ceux qui ont accompagné nos parents. Ce qui m’a frappée, c’est que ni la distance géographique ni les années qui passent n’atténuent vraiment ces blessures : on ne s’en remet jamais totalement, au mieux on apprend à les apprivoiser, à vivre avec cette part manquante ou blessée. Cette découverte, pour moi en tant que journaliste et documentariste, a été une source de responsabilité. Ce n’est plus seulement l’histoire générale qu’il faut raconter, mais aussi ces mémoires souterraines et intimes qui traversent les générations. Cela a renforcé mon désir de recueillir la parole des témoins, de rendre visibles ces zones d’ombre qui ont façonné tant de destins et qui continuent de marquer nos vies aujourd’hui.
Quels sont les témoignages qui vous ont le plus marquée ?
Certaines femmes ont parlé, d’autres ont suggéré. Il faut savoir lire entre les lignes. Il n’y a pas un témoignage plus que l’autre qui a marqué. Ce serait une autre violence à mon sens que de valoriser une parole plus que l’autre. Il faut accueillir et prendre la mesure de ce que partagent ces femmes pour comprendre comment les violences se sont abattues sur elles dans une forme de continuum que ce soit concernant leur statut de femme, proie aux agressions, mais aussi dans celles de mère (qui perdent leur enfant), de conjointe (torturée pour les faire parler) et de soutien logistique à l’ALN. Toutes ont été d’un courage exceptionnel dans une forme d’abnégation, pendant la période de la guerre, et ont trouvé la force de continuer après la guerre, de bâtir une vie. C’est fort. J’ai été très touchée par toutes ces femmes Btitra, Bicha, Houa, Fatma, fortes, douces, déterminées. Il faut beaucoup de courage pour avancer dans la vie en gardant pour soi l’ignominie comme le raconte l’article que nous avons signé avec Fabrice Riceputi (In Mediapart). Il y a aussi celles et nous ne le mesurons pas vraiment, qui n’ont pas eu la force de continuer comme une des témoins nous le raconte.
La violence sexuelle est un des aspects que l’histoire a peu documentée. Le viol dont ont été victimes les femmes a-t-il été considéré, par ceux qui ont écrit ou raconté la guerre d’indépendance, comme un «détail négligeable» dans le traumatisme vécu par toute la population ?
Pendant longtemps, la violence sexuelle vécue par les femmes durant la guerre d’indépendance algérienne a été ignorée, oblitérée dans le récit du traumatisme collectif. Mais différents historiens, journalistes et chercheures, Florence Beaugé, Tramor Quemeneur, Claire Mauss-Copeaux ou encore Raphaëlle Branche et Gisèle Halimi — ont révélé que ces actes étaient des instruments délibérés de terreur et de domination. Ce qui m’anime aujourd’hui, c’est d’explorer les angles morts de cette mémoire : le vécu des femmes rurales, anonymes, prises pour cible pour casser la Révolution et briser le tissu social. Leur silence massif, bien loin des récits des figures héroïques, demande à être déconstruit avec tact, afin de déplacer la honte et libérer enfin la parole. Car pour guérir, il faut parler, reconstruire une histoire où les victimes retrouvent leur dignité et où la mémoire refuse tout oubli.
Quelle est l’importance de collecter et recueillir aujourd’hui encore des témoignages sur ce qui s’est passé durant la guerre pour l’écriture d’une histoire sans oubli ni censure ?
Dans mon travail d’enquête sur la mémoire de la guerre d’indépendance algérienne, je réalise à quel point le récit collectif a longtemps occulté les trajectoires et les souffrances des femmes, et notamment la violence sexuelle, restée largement taboue et effacée de l’histoire officielle. Le rôle décisif joué par des combattantes célèbres comme Djamila Bouhired, Hassiba Ben Bouali ou Djamila Boupacha nous guide vers la parole des anonymes, des femmes rurales et de toutes celles qui ont subi la violence comme arme de guerre, mais qui n’a jamais trouvé sa place sur nos monuments. Faire émerger la parole, visibiliser des parcours pourraient trouver une place sur des monuments spécifiques dédiés.Cet effacement de la mémoire féminine que toutes les sociétés connaissent (l’historienne féministe Michelle Perrot parle d’un déni de l’histoire quand il s’agit de l’histoire des femmes), couplé à la difficulté d’exprimer la honte et la douleur, explique l’urgence de recueillir, aujourd’hui, les témoignages de ces femmes afin que l’histoire soit transmise sans oubli ni censure. Je suis sidérée de recevoir tant de messages de personnes qui découvrent seulement maintenant l’ampleur de ces traumatismes, mesurant, souvent pour la première fois, à quel point ce silence collectif a marqué des générations.
Ce qui me mobilise, c’est de documenter précisément ces vécus, de donner leur juste place aux noms et aux récits de celles qu’on a voulu invisibles, afin qu’ils figurent sur les monuments de la mémoire nationale et dans l’espace public. J’essaie aussi d’ajuster ma démarche pour comprendre le lien entre colonialisme et colonialité : il existe une continuité entre les violences subies durant la colonisation et celles vécues par les femmes, souvent issues de l’immigration post-coloniale, qui portent encore aujourd’hui l’empreinte de ce passé douloureux. Il s’agit d’un continuum des violences, rendu plus complexe par le fait qu’il s’exerce sur des corps souvent jugés «de moindre valeur». Je crois qu’il n’y a pas de guérison possible sans cette libération de la parole et, surtout, sans une écoute enfin disponible à recevoir toute la profondeur de ce qui a été vécu, pour que justice et transmission ne se fassent plus jamais au prix de l’effacement des femmes.
Cette enquête va-t-elle donner lieu à d’autres travaux allant dans ce sens de libérer la parole sur la douleur cachée des femmes algériennes ?
Je l’espère profondément. Depuis la parution des articles, nous recevons de plus en plus de témoignages, souvent transmis indirectement : des confidences que des mères ont faites à leurs enfants, des secrets qu’elles ont ressentis le besoin de laisser avant de partir.
D’autres femmes, touchées par la force de la parole collective, se disent aujourd’hui prêtes à témoigner à leur tour. On observe que la prise de parole s’amplifie, mais qu’elle s’accompagne d’une nouvelle exigence : c’est aussi l’écoute qui doit désormais se libérer.
L’écoute, pour accueillir sans juger, sans détourner le regard, pour mesurer ce que cela signifie de vivre toute une vie avec le souvenir indélébile des violences subies. Cette dynamique rejoint la conviction portée par des pionnières comme Louisette Ighilahriz, Baya Laribi, ou encore par les travaux de Claire Mauss-Copeaux, Raphaëlle Branche, Gisèle Halimi et les associations comme le réseau Wassila en Algérie ou l’engagement de sociologues comme Fatma Oussedik.
Leur engagement a ouvert la voie, mais de nombreux angles morts, notamment dans les milieux ruraux ou pour les femmes anonymes, demeurent. Il est encore temps de recueillir ces paroles précieuses, de les archiver, de faire grandir le courage collectif. Car pour guérir, il ne suffit pas seulement de libérer la parole : il faut aussi que la société sache écouter et reconnaître enfin la profondeur de cette douleur cachée.