Ce matin, deux films de fantômes, sortis hier en salles. Le premier est allemand, signé Christian Petzold, il s’appelle Miroirs no 3, le second est thaïlandais, il avait connu un beau succès au festival de Cannes, s’intitule Fantôme utile, et c’est un film de Ratchapoom Boonbunchachoke (oui). Deux films apparemment très différents, mais qui parlent de choses et de gens hantés, deux films hantés eux-mêmes par des présences communes, et parfois assez surprenantes, étant donné leurs origines et esthétiques contrastées.

Miroirs no 3 est le neuvième long-métrage de Christian Petzold, qui retrouve sa grammaire délicate et très élégante dans un film lent et étrange. On y suit une jeune pianiste à l’âme sombre, qui, dès les premières minutes du film, a un accident de voiture dans lequel son petit ami est tué sur le coup. Recueillie sur le bord de la route par une femme plus âgée, solitaire, et un peu inquiétante, elle décide de prolonger son séjour chez elle à la campagne le temps d’un été, et apprend, au fur et à mesure et non sans heurts, l’histoire douloureuse de cette femme, de sa famille et du piano qui trône, apparemment injoué, dans la maison. Le film détermine très lentement les récits et les relations qui se nouent ; la mort flotte partout, parfois presque comme une présence surnaturelle, et on se demande longtemps si un des personnages ne serait pas mort : la jeune héroïne, qu’on découvre dans les premières minutes, dangereusement penchée au-dessus d’un pont, cette femme âgée qui surgit dans le champ comme une apparition un peu sorcière, ou encore une troisième présence dans la maison, qui fait dysfonctionner les objets, et qui semble la hanter.

Ce qui hante, dans Fantôme utile, ce sont les morts qui ne veulent pas qu’on renonce à leur souvenir : parce qu’ils sont partis trop tôt, ou parce qu’ils ont été injustement supprimés. On est loin de Petzold dans ce film un peu foufou, aux récits imbriqués et à l’esthétique un peu pop, dans lequel des morts reviennent hanter les vivants pour les aimer ou pour les harceler, sous la forme d’appareils électroménagers. Ainsi d’un ouvrier en colère qui régulièrement perturbe la bonne marche de son ancienne usine en prenant le contrôle d’une chaîne de montage, ou alors une très jeune femme morte en couches, qui revient aimer son mari veuf sous la forme d’un ravissant aspirateur rouge, aux usages particulièrement érotiques. Le film commence comme une comédie fantasque, mais s’achève dans une sorte de carnage au sens très politique : les fantômes devenant le signe de la résistance à la domination sociale et à la violence d’État.

Miroir magique

Entre la comédie potache asiatique et le drame de Petzold, existe apparemment un grand écart, mais ce qui est drôle, c’est la manière dont se contaminent en quelque sorte ces deux films totalement dissemblables qui sortent en même temps. Ils parlent tous les deux de l’ambivalence profonde du fantôme, un être double-face à la fois malfaisant, bienveillant et nécessaire. Le caractère fantastique y est traité différemment, mais finalement dans un même esprit : d’un côté, le surnaturel flotte dans un régime réaliste, et dans le film thaïlandais, c’est le réalisme social qui grignote le film de genre. Chez Petzold la présence étrange se glisse aussi dans toute une séquence qui est sans doute une des plus belles, dans un lave-vaisselle qui dysfonctionne et un robinet qui goutte. Mais surtout, ces deux films ont un secret commun, qui s’appelle Maurice Ravel. Le film de Petzold porte le nom d’un de ses morceaux, « Miroirs no 3 », et les mêmes arpèges tricotés au piano et à la harpe accompagnent dans Fantôme utile l’arrivée des fantômes dans la vie du héros. On découvre ainsi que Ravel peut fonctionner comme un signe étonnamment commun et joliment magique à des cultures bien éloignées, celui du revenant.