En Suisse, le feuilleton de l’été autour de « l’affaire » des F-35 américains, vire au psychodrame. Voire à l’affaire d’Etat. Après avoir reconnu, le 25 juin, des surcoûts qui pourraient dépasser le milliard de francs suisses, alors qu’il assurait auparavant avoir obtenu un « prix fixe » pour l’acquisition de 36 avions de chasse, le gouvernement a tenté durant tout l’été, en vain, de négocier avec l’administration Trump.
Le 13 août, le couperet est tombé. Le gouvernement indiquait dans un communiqué qu’à l’issue « des discussions qui ont eu lieu cet été », les États-Unis « ne sont pas disposés à modifier leur position, ce qui empêche la Suisse d’imposer le prix fixe pour l’avion de combat F-35A. »
Un prix ferme « confirmé par l’ambassade américaine », assure la Suisse
Selon Berne, la Suisse et les États-Unis avaient convenu contractuellement d’un prix ferme en 2022, d’un peu plus de 6 milliards de francs (6,4 milliards d’euros) pour ces avions de combat de l’américain Lockheed Martin, comprenant également l’armement et les munitions, pour remplacer la flotte vieillissante de la force aérienne suisse, composée de F-18 et de F-5 Tiger. « Ce prix ferme a été confirmé par les rapports d’expertise de diverses études d’avocats et par l’ambassade américaine à Berne », assure le Département fédéral de la Défense (DDPS).
Mais, à la mi-juin 2025, le ministère de la Défense américain « a informé le chef de l’armement que la production de F-35A allait être plus coûteuse que prévu : entre 650 millions et 1,3 milliard de dollars américains supplémentaires », poursuit le DDPS. « Cette large fourchette s’explique par l’évolution incertaine des prix en raison des répercussions des droits de douane aux États-Unis, de l’évolution encore imprévisible de l’inflation et des incertitudes géopolitiques », ajoutait en juin dernier le directeur général suisse de l’armement, Urs Loher, lors d’une conférence de presse à Berne.
« Oui, les Suisses sont en train de se faire avoir »
Les Suisses ont-ils fait preuve de naïveté dans cette affaire, la notion de « prix fixe » dans les contrats d’armement, surtout concernant des programmes d’avions de chasse, correspondant rarement à la réalité ? « Le dépassement est généralement la règle dans ce type de contrats, car il est compliqué de prévoir ce que va coûter un programme industriel qui va durer quarante ans, portant sur un objet technologique extrêmement complexe, dont la vie va dépendre de l’évolution du cours des composants et des matériaux, confirme à 20 Minutes le consultant en risques internationaux Stéphane Audrand. Mais là, le dépassement est vraiment conséquent, et surtout, il est annoncé d’entrée de jeu, alors même que les Suisses n’ont pas touché un seul avion ! » La question du délai de livraison, prévue à partir de 2027, pourrait aussi se poser.
Pour l’analyste géopolitique Louis Duclos, « oui, les Suisses sont en train de se faire avoir », mais il estime que « cette affaire prend sa source dans le choix même – inadapté – du F-35 pour équiper la force aérienne suisse ». « S’ils avaient privilégié une industrie de l’armement européenne, le Rafale, le Gripen ou l’Eurofighter, cela aurait été beaucoup plus simple, moins cher, et il n’y aurait pas toutes ces complications. »
Louis Duclos explique en effet que « le F-35, un véritable bijou technologique, est un avion de cinquième génération, furtif, dont l’objectif est de traverser les lignes ennemies pour frapper en profondeur, tout en restant indétectable. C’est donc un avion éminemment offensif, fait pour la guerre moderne. Quelle utilité a la Suisse, un pays neutre, d’un tel avion, sachant que ce pays ne combat pas ? C’est comme avoir une Ferrari pour faire l’aller-retour à la supérette du coin tous les jours. En plus, la maintenance du F-35 coûte extrêmement cher également. Des avions plus simples de quatrième génération auraient fait l’affaire. »
Le Rafale aurait été moins cher
Comment le choix s’est-il porté sur le F-35 ? En septembre 2020, un référendum avait été organisé pour demander aux habitants – divisés sur le principe même que le pays soit équipé d’avions de chasse – s’ils approuvaient une enveloppe de 6 milliards de francs pour une commande d’avions plus modernes et de systèmes d’armement. Le « oui » l’avait emporté de justesse (50,1 %). À l’issue d’un appel d’offres, le gouvernement avait affirmé que l’avion américain était « le meilleur et le moins cher » parmi ses concurrents. C’est cet appel d’offres qui est aujourd’hui questionné.
Pour Stéphane Audrand, le choix du F-35 n’est cependant « pas totalement délirant » non plus. « Les deux vrais candidats étaient le Rafale et le F-35, et les deux auraient pu se justifier, explique-t-il. Deux éléments ont certainement fait pencher la balance en faveur du F-35 : garder une cohérence avec les pays partenaires de la Suisse que sont la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne, qui sont équipés ou vont passer au F-35, tandis que le Rafale, un avion « omnirôle » capable de tout faire ou presque, est limite trop riche par rapport aux besoins de l’aviation suisse, chargée de missions de défense aérienne et de police du ciel. Et le F-35 correspond à ces capacités. Le problème, c’est l’ardoise finale. Au prix où les Suisses vont payer l’appareil, cela devient une arnaque par rapport à ce qu’ils auraient déboursé pour le Rafale. »
Vers une moins grosse commande de F-35 achetés ?
Que peut-il se passer désormais ? Un nouveau référendum ? Une annulation de contrat ? Le ministère suisse de la Défense a souligné qu’« un règlement des différends par voie juridique est formellement exclu ». Il serait par ailleurs trop tard pour relancer un nouvel appel d’offres, les F-5 de la force aérienne suisse étant déjà dépassés, et les F-18 devant être retirés du service à l’horizon 2030. « C’est tout le problème : la Suisse est au pied du mur », pointe Stéphane Audrand, qui pense que la nation helvétique a « tardé » à se soucier du renouvellement de sa force aérienne.
Le ministre de la Défense Martin Pfister a, lui, évoqué l’hypothèse d’acheter moins que les 36 appareils prévus, pour rester dans les clous financiers approuvés par le référendum de septembre 2020. Un groupe de travail est ainsi chargé de « réévaluer l’équipement cible de la défense aérienne » d’ici à fin novembre. « Le gouvernement s’accroche à cet avion F-35 », déplore le député socialiste du canton du Jura, Pierre-Alain Fridez, qui avait fait part de ses doutes sur les conditions qui avaient mené au choix de l’appareil américain.
La Suisse ciblée par les droits de douane US
L’affaire prend une telle ampleur, que Stéphane Audrand n’écarte pas la possibilité d’une « crise politique durable au sein du pays ». Car l’affaire s’ajoute aux droits de douane de 39 %, bien plus élevés que ceux de l’Union européenne (15 %), infligés par les Etats-Unis. « Les Suisses, qui ont depuis longtemps de très bonnes relations avec les Etats-Unis sur le plan militaire et du renseignement, se rendent compte que tout cela ne compte pas pour Donald Trump », poursuit Stéphane Audrand.
« Ils s’aperçoivent qu’ils ont misé sur le mauvais cheval, ajoute Louis Duclos. Cela pose la question, plus large, du rapport de l’Europe aux Etats-Unis, ces derniers ayant déjà fait le coup des sous-marins à l’Australie. On voit que ce partenaire n’est pas toujours digne de confiance, ce qui devrait susciter le réveil des Européens. »