De beaux logements neufs sont alignés au milieu des prés fleuris dans la périphérie stéphanoise. « Il s’agit probablement des “maisons Castor” (principe de construction collectif) réalisées à l’initiative de l’Association familiale protestante », avance Joëlle Virissel, archiviste à la Cinémathèque de Saint-Étienne.

La séquence d’ouverture du documentaire Misère Silencieuse (1), réalisé en 1962 par Henri Catonnet, pourrait laisser penser que nous allons visionner un court-métrage à la gloire des Trente glorieuses.

Mais le titre du film ne trompe pas. Quelques secondes après ces images de quiétude illustrant l’enrichissement des classes moyennes, des enfants courent en direction de la caméra 16 mm du cinéaste amateur stéphanois. Ils ont l’air heureux mais leur environnement est très différent. Les mômes se fraient un chemin entre des baraquements insalubres fabriqués avec des matériaux de récupération et des déchets jonchant le sol. Des plans qui ne collent pas avec la forte croissance économique que connaît alors la République gaullienne.

Nous sommes dans le bidonville du « Champ-de-Mars », à Méons : « Il est difficile d’évaluer son endroit précis. Je pense qu’on est à proximité de l’emplacement du stade de l’Olympique de Saint-Étienne (stade Roger-Rocher) entre le parc des sports et le crassier, explique Antoine Ravat, responsable de la cinémathèque. Il y avait probablement d’autres bidonvilles à Saint-Étienne. Le problème est que ce n’était quasiment pas identifié et documenté parce qu’à l’époque, la France se voilait la face, ça n’existait pas. »

Une « prise de conscience nationale » au début des années 1960

Une cinquantaine de familles, essentiellement algériennes, vivent dans des taudis à proximité de la ville. Les parents travaillent dans les usines de la région : « Notamment celles du quartier du Marais. Le bidonville du Champ-de-Mars a sans doute été créé dans les années 1930. On peut imaginer qu’avant les Algériens, les Italiens et les Portugais y ont vécu. »

Misère silencieuse a été commandée par l’antenne locale du Comité de vigilance et d’action pour la protection de l’enfance malheureuse (2) que le journaliste Alexis Danan a fondé pendant l’entre-deux-guerres. Le court-métrage a pour objectif de dénoncer auprès des pouvoirs publics des conditions de vie indignes sur le sol d’un pays qui vient de se doter de l’arme nucléaire et classé dans le top 5 des puissances mondiales : « Au début des années 1960, il y a eu une prise de conscience nationale, en particulier à Lyon, de l’importance d’éradiquer ces lieux de grande précarité. Reloger ces personnes était devenu préoccupant », rembobine Antoine Ravat.

« Il y a des enfants comme les autres qui ne demandent qu’à vivre et à s’épanouir »

La voix off du film de 13 minutes est frontale : « Dans ce bidonville stéphanois sans eau, sans lumière, bâti sur des tas d’immondices infestés de rats que chacun veut ignorer parce que c’est plus commode, il y a des enfants comme les autres qui ne demandent qu’à vivre et à s’épanouir. Ce sont des enfants algériens, qui sont nés en France pour la plupart et fréquentent régulièrement l’école. Les parents sont employés depuis des années dans les mêmes entreprises. Ce sont, nous a-t-on dit, d’excellents ouvriers, mais on a oublié de les reloger. »

Le commentaire est « probablement » formulé par la Stéphanoise Violette Maurice, qui fut déportée à Ravensbrück et Mauthausen deux décennies plus tôt : « Après la guerre, elle va énormément s’impliquer en faveur des enfants, détaille Joëlle Virissel. On la voit beaucoup sur les images, c’est elle qui porte le projet. Violette Maurice a une aura assez forte pour faire bouger les lignes et remonter des problèmes d’hygiène. »

Dans sa narration engagée, l’ancienne résistante décédée en 2008 constate : « Hélas, il reste encore beaucoup à faire, les conditions sanitaires sont déplorables et les dangers d’épidémie permanents ». Pendant l’hiver (1961-1962) deux incendies ont éclaté au Champ-de-Mars.

Le premier a coûté la vie à un homme, le deuxième a détruit trois baraques : « À l’aide de quelques personnalités agissantes, notre comité vient de monter une baraque préfabriquée en vue de créer un centre de petits soins. Une infirmière bénévole se tiendra une fois par semaine à la disposition des familles. La Ville a participé de moitié à l’achat de la baraque. »

Des wagons aménagés pour reloger les sinistrés

Le film d’Henri Catonnet se poursuit dans ce qui semble être « la gare de triage du Pont-Blanc » (quartier du Soleil). Grâce au Service civil international, plusieurs volontaires s’emploient à remettre en état trois wagons désaffectés et à en aménager les intérieurs en vue de les installer dans le bidonville pour reloger les sinistrés. Le commentaire souligne : « Pendant plusieurs week-ends, des jeunes ont travaillé sur le chantier, quelques cheminots ont prêté main-forte. »

Précision importante : les étoiles à six branches qui figurent sur les véhicules ferroviaires et visibles sur plusieurs plans « n’ont rien à voir ni avec les étoiles de David ni avec la Déportation », assure Antoine Ravat.

« En 1975, Michel Durafour se fait taper sur les doigts parce qu’il est ministre du Travail »

Lors de l’inauguration des trois nouveaux logements, la voix off du documentaire militant offre un peu d’espoir sur le devenir de ces populations : « Sans doute cette initiative de relogement provisoire est-elle peu de choses au regard de ce qu’il reste à faire. Et pourtant, elle aura atteint son objectif si elle répond aux buts que nous nous étions fixés : attirer l’attention des services administratifs sur ce coin de terre déshérité, sur cette misère silencieuse qu’il ne faudrait plus rencontrer chez nous. »

Violette Maurice avance même qu’un « plan de relogement est à l’étude. Les Allocations familiales nous en ont donné l’assurance. En outre, la municipalité a souscrit à notre projet d’installer l’eau dans le bidonville, obéissant ainsi à des impératifs d’humanité, d’hygiène élémentaire et de sécurité. Souhaitons qu’elle fasse vite car toute chose chez nous a tendance à traîner en longueur ».

Le « Champ de Mars » sera habité jusqu’en 1975 : « À cette époque, Michel Durafour, maire de Saint-Étienne, se fait taper sur les doigts parce qu’il est aussi ministre du Travail, rappelle Antoine Ravat. Forcément, ça fait désordre d’avoir de tels logements sur son territoire et décide donc de les éradiquer. On sait que le bidonville a été brûlé de nuit. » Quant aux familles, elles ont certainement été relogées « à Montreynaud et dans le quartier du Marais ».

(1) Le documentaire Misère silencieuse, d’Henri Catonnet, est intégralement disponible sur le site cinematheque.saint-etienne.fr

(2) Visible à la fin du film, l’antenne stéphanoise du Comité de vigilance et d’action pour la protection de l’enfance malheureuse était située 6, rue Victor-Duchamp à Saint-Étienne.

Appel à témoins

La Cinémathèque invite les Ligériens à découvrir ses films numérisés sur son site internet. Elle lance aussi un appel à témoignages. Si vous connaissez la localisation exacte du bidonville du « Champs-de-Mars », si vous y avez vécu ou si vous avez eu connaissance d’autres bidonvilles ayant existé à Saint-Étienne, écrivez-nous à loisirs42@leprogres.fr