Un remarquable récit littéraire, sur trois femmes victimes de la violence conjugale.

Dans la nuit, trois femmes. Une vivante, deux mortes. Elles ont plus en commun que la vie ou la mort : elles ont couru pour s’arracher à la nuit de la violence conjugale. Comment nommer ce qui fait que l’une d’entre elles s’en soit sortie et pas les autres ? On ne le nomme pas. Tout se situe entre l’île Maurice et la France. Nous sommes en mai 1998. Une femme de 25 ans, la narratrice, se retrouve coincée dans la voiture de son compagnon, à la merci de sa démence. Nous sommes en décembre 2000. Une femme de 30 ou 32 ans, Emma, est percutée et écrasée par la voiture de son mari. Nous sommes en mai 2021. Une femme de 31 ans, Chahinez Daoud, est blessée par balles et brûlée vive en pleine rue par son époux sorti de prison. Dans « La nuit au coeur », Nathacha Appanah nous donne à entendre leurs voix.

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Dès 17 ans, l’emprise commence. Il est un journaliste et un écrivain, avec une famille à charge, beaucoup plus âgé qu’elle. Ils se rencontrent, se parlent, se charment. La chute commence. Elle sera inexorable. La narratrice pénètre chez lui pour la première fois à 18 ans. L’homme l’isole, peu à peu, du reste du monde. Il prend le pouvoir sur son esprit, son corps. La narratrice rompt avec sa famille, à l’âge de 19 ans. Le déchaînement de violence, durant une nuit de mai 1998, marque un tournant décisif. Elle pense mourir. Au bout de six ans d’absence, la jeune femme revient auprès des siens. Elle a 25 ans. Le premier soir, chez ses parents, elle pleure. Sa mère lui souffle seulement : « Coumsa mem sa » ou « c’est comme ça ces choses-là ». Ce qu’elle lui offre est un cadeau inestimable : les larmes, le chagrin, la douleur ne sont pas une faiblesse. Le temps a passé. L’auteure de « La mémoire délavée » (2023) est devenue une écrivaine reconnue. Elle bâtit une stèle de papier pour sa cousine Emma et Chahinez Daoud.

Elle interroge, elle s’interroge, elle les interroge

La romancière mauricienne Nathacha Appanah écrit pour créer du lien et redonner corps aux absents. Son récit est une histoire de la violence faite aux femmes. Qui sont ces hommes exerçant humiliation et brutalité ? Un journaliste et poète, un chauffeur dans un ministère, un ouvrier maçon. Ils sont tous les trois des pères de famille. La narratrice, Emma, Chahinez Daoud vont se débattre face à leur folie totalitaire. La romancière reconstitue les bifurcations, la cartographie intérieure, les possibles. Elle interroge, elle s’interroge, elle les interroge. Son scrupule est infini. Nathacha Appanah lutte pour ramener à la vie ce qui a plongé dans le gouffre : une adolescente confiante, un rire de femme communicatif, une mère de famille. « La nuit au coeur » est un texte hybride. Les parties se fondent les unes dans les autres. L’écriture fait appel à la fiction, à l’enquête journalistique, au récit pour s’approcher au plus près de la vérité.

Dans cette oeuvre triangulaire, l’auteure de « Tropique de la violence » (2016) poursuit ses propres fantômes. Elle ne cherche pas à s’épargner. Elle a laissé une partie d’elle-même dans une voiture, en mai 1998. L’essentiel est restitué : la chute, la course, le retour, le départ. Il y a le sourire d’une mère, en haut d’un escalier. Les lueurs sont rares, mais elles existent. Dans « La nuit au coeur », Nathacha Appanah écrit sur les féminicides conjugaux, l’emprise sur les esprits et les corps, la solidarité féminine. Tout y parle de la brutalité de l’effacement et de la difficile lutte de la littérature contre l’anéantissement. Nathacha Appanah a composé un grand roman vrai sur l’oubli, les larmes, la mémoire. La nuit et le jour entrent en lutte. Il y a ferveur et douceur. La littérature a gagné.

 

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«La nuit au cœur», de Nathacha Appanah, éd. Gallimard, 288 pages, 21 euros.

«La nuit au cœur», de Nathacha Appanah, éd. Gallimard, 288 pages, 21 euros.

© Gallimard