Il est l’une des voix les plus identifiables du journalisme rap. Depuis la rentrée, il anime chaque soir sur France Inter À la régulière, une quotidienne qui s’ouvre à la pop culture au sens large, sans quitter le hip-hop de vue. Figure respectée d’une scène qu’il a chroniquée pendant près de vingt ans, il revient ici sur la place conquise par le rap dans les grands médias, ses mutations incessantes et les questions que pose sa victoire culturelle, alors qu’il est aujourd’hui le genre musical le plus écouté en France.

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Le Point : Quand France Inter vous a proposé d’animer une émission consacrée en partie au rap, comment avez-vous réagi ? Y avez-vous vu un symbole de l’évolution du regard des grands médias sur cette musique ?

Mehdi Maïzi : Honnêtement, je n’étais pas surpris. Bien sûr, je ne m’attendais pas à ce qu’ils viennent me voir, mais cela fait déjà plusieurs années que les médias généralistes s’intéressent au rap. France Inter avait d’ailleurs lancé une émission hebdomadaire animée par Éric et Quentin, consacrée au rap dit « urbain », qui a duré deux saisons. On sentait déjà qu’une bascule était en cours. Tout cela s’inscrit dans un mouvement plus large : depuis quelques années, on dit partout que le rap est devenu la nouvelle pop. Dès lors, il n’était pas illogique que les grandes antennes investissent davantage ce terrain. À titre personnel, j’étais évidemment très heureux. Mais je le vois surtout comme une évolution logique : aujourd’hui, les médias généralistes cherchent à inscrire le rap durablement dans leur programmation, que ce soit à la radio ou à la télévision.

Pourquoi avoir choisi Dany Dan et Manu Key pour la première, et pourquoi ce titre, À la régulière ?

L’été dernier, j’avais animé L’Heure du rap, qui était une émission 100 % rap. Avec À la régulière, l’ambition est différente : ce n’est pas une émission de rap, même si j’en programmerai bien sûr. C’est une émission plus large, de divertissement et de pop culture au sens global, avec de la musique, mais pas uniquement. La première avait pour moi une valeur très symbolique. Ma toute première interview, quand j’ai débuté à l’Abcdr du son, c’était avec Dany Dan, mon rappeur préféré.

Quand j’étais jeune, je parlais comme lui, c’était un héros pour moi. Et c’est lui qui a popularisé l’expression « à la régulière », jusqu’à en faire le titre d’une mixtape. Quand on m’a demandé de proposer un nom, j’ai immédiatement pensé à cette formule. Elle a tout de suite séduit la direction : pour une quotidienne, l’idée de régularité faisait sens. Inviter Dany Dan pour la première, aux côtés de Manu Key, autre figure incontournable du 91, c’était une façon de boucler une boucle. Nous avions encore évoqué leur héritage récemment dans le documentaire consacré à DJ Mehdi. Pour moi, c’était la plus belle manière de lancer cette nouvelle aventure.

Vous précisez que À la régulière n’est pas une émission exclusivement consacrée au rap. Pourquoi ce choix ?

Parce que j’avais envie d’élargir le spectre. Le rap reste central, mais je voulais ouvrir la porte à d’autres musiques, d’autres formes culturelles. Et surtout montrer qu’il n’a plus besoin d’une case à part : il est partout. Fianso tourne au cinéma, Adèle Castillon collabore avec des rappeurs, Samir Nasri, figure du football, revendique ses affinités avec cette culture. Le rap n’est plus cantonné à son périmètre d’origine : il a irrigué la société et investi de nombreux autres champs.

On a l’impression qu’il existe aujourd’hui une multitude de raps, plus encore qu’autrefois. Le rap est-il, selon vous, plus protéiforme que jamais ?

Oui, totalement. Et ce qui est intéressant, c’est que cette diversité n’étonne plus vraiment. Il y a dix ans, une émission à 22 heures sur France Inter, avec des invités issus du rap, aurait suscité des débats, peut-être même choqué certains auditeurs. Aujourd’hui, je n’ai pas senti beaucoup de questions dans le paysage médiatique.

Bien sûr, il reste des résistances. J’ai vu des commentaires, parfois un peu classistes, notamment pendant L’Heure du rap, où des auditeurs s’interrogeaient sur la légitimité de certains artistes à être programmés sur France Inter. Parfois, c’était même du mépris pur. Mais globalement, ces réactions sont devenues plus marginales. J’ai le sentiment qu’il y a désormais davantage de bienveillance que de négativité. Les rappeurs, les youtubeurs, toutes ces personnalités sont beaucoup plus « installées », reconnues dans le paysage culturel français.

À l’époque d’OKLM, la plateforme lancée par Booba, et de votre émission La Sauce, la devise était « par nous, pour nous » : il fallait créer ses propres médias pour parler de rap, faute de reconnaissance ailleurs. Cette nécessité existe-t-elle encore aujourd’hui, ou la bataille est-elle désormais gagnée ?

Je ne suis pas sûr que l’on puisse parler de victoire définitive. Ce qui est certain, c’est que le rap est « en place ». Mais il reste des interrogations légitimes : quand un média généraliste traite du rap, le fait-il avec sincérité ? Est-ce une réelle curiosité ou une simple récupération ? La représentation est-elle fidèle ? Je comprends parfaitement cette méfiance du public. C’est pourquoi je crois qu’il reste indispensable de préserver des médias indépendants, consacrés uniquement au rap.

Le rap ne doit pas se limiter à France Inter ou à TF1. Ces espaces permettent de conserver une parole libre, de ne pas se diluer. La situation, toutefois, n’est plus la même qu’il y a dix ans. Aujourd’hui, vous pouvez entendre du rap sur France Inter, entre deux programmes très pointus. Mais évidemment, tous les artistes n’y passent pas. Il reste des combats à mener. Le défi, désormais, c’est de ne pas être absorbé par le système, de ne pas perdre son identité. C’était tout le sens de la dernière partie de mon livre Le rap a gagné. Oui, le rap a gagné, mais la vraie question est : que signifie cette victoire ? Est-ce qu’il garde sa singularité, ou est-ce qu’il finit par se diluer ?

Certains estiment que le rap a perdu une partie de son essence protestataire. Partagez-vous ce constat ?

Non, je ne pense pas. Il ne faut pas oublier que le rap n’a jamais été uniquement contestataire. Dès ses débuts aux États-Unis, il existait aussi des morceaux légers, festifs, dansants. Réduire le rap à une seule fonction politique, c’est passer à côté de sa richesse. Et puis, dans la nouvelle génération, je vois beaucoup d’artistes engagés. L’engagement existe toujours, il est même très présent chez les jeunes. En revanche, c’est vrai que le rap a évolué. À l’origine, on commençait à rapper parce qu’on avait quelque chose à dire, pas pour faire carrière. Aujourd’hui, certains se lancent aussi en se disant que c’est une voie possible, que cela peut rapporter de l’argent, offrir une échappatoire. C’est un peu comme le football : il y a quarante ans, une carrière pro ne rendait pas multimillionnaire. La motivation première, c’était la passion. Aujourd’hui, ce n’est plus exactement le cas.

Vous suivez le rap depuis près de vingt ans. Quelles ont été, selon vous, les ruptures musicales les plus marquantes ?

Il y en a eu beaucoup. L’une des principales, c’est le moment où le rap a cherché à séduire un public plus large. Quand vous voulez élargir votre audience, la musique devient plus lisible, plus dansante. Prenons l’exemple de PNL : tout le monde dans le milieu reconnaît que c’est du rap, et pourtant leur musique, avec ses nappes atmosphériques et son usage du chant, aurait sans doute déconcerté un auditeur des années 1990. C’est ça, la force du rap : sa capacité de renouvellement constant. L’arrivée du chant, l’usage massif de l’autotune, la multiplication des sous-genres… Tout cela a permis à cette musique de rester vivante et influente. J’ai le sentiment que le rap change plusieurs fois par an. Le jour où il cessera d’évoluer, il perdra sans doute son influence. Pour l’instant, il demeure la musique la plus innovante.

Le rap américain a longtemps été le grand référent du rap français. Est-ce toujours le cas ?

Moins qu’avant, je pense. Aujourd’hui, beaucoup de jeunes rappeurs français ont grandi avec des références locales : Ninho, Niska, PNL, Jul… et pas forcément avec Kendrick Lamar ou Nas. Bien sûr, ils connaissent les grandes figures américaines, mais ce n’est pas toujours leur socle. Résultat : le rap français a développé une identité propre. Les tubes de SDM, par exemple, ne ressemblent pas à ceux de Travis Scott. Et puis il y a les récits : les parcours de vie, les thématiques sont très français. Cela ne veut pas dire que l’on ne regarde plus vers les États-Unis, qui restent l’épicentre. Mais le rap anglais, italien, allemand ou français a désormais ses spécificités. Jul, par exemple, fait une musique très marseillaise, nourrie par le rap hexagonal, le raï, la variété… Je ne sais pas combien de rap américain il a écouté, mais on sent que ses influences viennent surtout d’ailleurs. Et il n’est pas le seul.

Quand vous avez commencé à entrer dans les médias généralistes, avez-vous senti un fossé entre leur regard sur le rap et la réalité de cette culture ?

Honnêtement, je n’ai pas eu beaucoup de contacts directs avec les grands médias à mes débuts. Quand j’ai commencé à l’Abcdr du son, c’était loin de moi, je n’avais aucun réseau. Je regardais ce qui se faisait à la télévision, et parfois, en tant qu’auditeur de rap, certaines interviews me surprenaient par leur décalage ou leurs maladresses. Mon seul vrai souvenir personnel, c’est lorsque j’avais des chroniques dans Monte le son, sur France 4. Certains de mes choix d’artistes étaient remis en cause par la rédaction. Vous voyiez qu’il y avait parfois un écart entre ce que les médias jugeaient « important » et ce qui, dans la culture rap, l’était réellement.

Et cela, vous le constatez encore aujourd’hui ?

Oui, même si ce n’est pas forcément du mépris. Je me souviens d’une discussion récente avec quelqu’un de France Télévisions, une personne sincèrement intéressée par le rap et très bienveillante. Nous parlions du casting de L’Heure du rap, et elle avait du mal à saisir à quel point Ninho était central. Pour elle, Laylow ou Shay semblaient plus « naturels », parce qu’ils étaient davantage présents dans les médias. Mais en termes d’impact et de succès, la comparaison ne tient pas : Ninho est tout simplement le plus gros vendeur en France. C’est un peu la même chose aujourd’hui avec SDM : je sens encore que certains ne mesurent pas son importance, ni à quel point il est aimé et influent. Ce ne sont pas des marques de mépris, mais plutôt des incompréhensions. Cela montre qu’il reste un vrai travail à faire pour aligner la réalité du terrain avec la perception des médias généralistes.

Les Victoires de la musique classent encore le rap dans la catégorie « musiques urbaines ». Le monde du rap a même dû créer sa propre cérémonie, Les Flammes. Est-ce que cela ne prouve pas qu’il existe toujours un retard institutionnel ?

Oui, bien sûr. Mais la vraie question est : est-ce que c’est important ? Est-ce que cela vaut la peine de se battre pour ça, alors que les rappeurs remplissent déjà des stades ? Est-ce que la reconnaissance institutionnelle est vraiment indispensable ? Cela dit, je pense à certains génies du rap français qui n’ont jamais eu la reconnaissance intellectuelle et institutionnelle qu’ils méritaient. C’est aussi une des raisons qui m’ont poussé à venir chez France Inter. J’aurais pu rester chez Apple, mieux gagner ma vie et continuer à interviewer des artistes. Mais être ici, c’est une manière de faire entendre une certaine culture à des oreilles qui ne la connaissent pas toujours, ou qui la découvrent avec curiosité.

Et puis, le simple fait d’avoir lancé À la régulière avec Dany Dan et Manu Key est en soi une forme de reconnaissance. Personne ne m’a imposé ce choix, personne ne m’a rien dit. Peut-être qu’un jour, on me dira « tu déconnes », mais pour l’instant, c’est soutenu. Pour moi, c’est symboliquement très fort. Après, je comprends aussi ceux qui disent : « On s’en fiche, on n’a pas besoin des institutions, on a nos propres cérémonies. » Je trouve cela très bien également. Je pense que les deux peuvent coexister.

Diriez-vous que les choses évoluent naturellement ?

Oui. À mesure que de plus en plus de personnes ayant grandi avec le rap intègrent les médias, les choses changent. Aujourd’hui, tout le monde en écoute, même sans être expert. Ce n’est plus un sujet polémique comme auparavant. Regardez Booba : tout le monde reconnaît aujourd’hui son talent, ce n’est plus un débat. Damso, de la même façon, est reçu partout : chez Quotidien, sur Canal+, sur France Inter, comme un artiste à part entière, pas uniquement comme « un rappeur ». Ce n’était pas le cas dans les années 1990, lorsque les rappeurs étaient encore accueillis avec méfiance, parfois avec condescendance. Donc oui, il existe encore des retards institutionnels, mais globalement, les choses ont avancé. Le rap est devenu une évidence culturelle.

Le rap est aujourd’hui une culture majeure, mais aussi traversée par de nombreux conflits qui font régulièrement les gros titres. Est-ce, selon vous, le signe d’une vitalité artistique ou au contraire la limite de son pouvoir de rassemblement ?

Je ne crois pas. Oui, il y a des conflits, parfois des morceaux de clash, des attaques sur les réseaux. Mais cela fait partie de la culture hip-hop, depuis toujours. Dire le contraire serait du révisionnisme : le clash est hip-hop. En revanche, j’ai l’impression qu’il y a moins d’animosité qu’avant. La nouvelle génération me semble plutôt soudée : les collaborations sont nombreuses, les projets communs aussi. Je ne vois donc pas ça comme un frein. C’est une tradition, parfois fatigante, mais qui a aussi donné naissance à de très grands morceaux.

Vous avez vous-même été pris pour cible par certains artistes. Comment l’avez-vous vécu ?

Quand on accepte d’être une figure publique, on sait que cela peut arriver. Ce n’est jamais agréable, mais cela fait partie du jeu. Dans le rap américain comme dans le rap français, les journalistes ont toujours été critiqués, parfois durement, pour une chronique mal comprise ou une interview mal reçue. Et aujourd’hui, cela dépasse le rap : sur les réseaux, tous les jours, quelqu’un « prend une sauce ». Plus ou moins grave, plus ou moins justifiée, mais c’est devenu un élément de la narration d’Internet. Quand vous jouez à ce jeu-là, comme je l’ai fait en étant très actif sur les réseaux, vous savez que vous vous exposez.

À quoi ressemblera le rap français dans dix ans, selon vous ?

Franchement, je ne sais pas et je pense que personne ne peut vraiment le savoir. Le rap évolue plusieurs fois par an, en intégrant sans cesse de nouveaux sons, de nouvelles esthétiques, de nouvelles écritures. C’est sa force, mais aussi ce qui rend toute projection à long terme illusoire.

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C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai envie, aujourd’hui, de ne plus me consacrer exclusivement au rap. J’ai eu 39 ans en juillet et je sens une distance avec la nouvelle génération. Le rap est, par essence, réinventé par les jeunes. J’en ai eu la preuve récemment, aux Nuits sonores, lors d’une conférence organisée par Grünt. Après la table ronde, il y avait un DJ set. J’étais avec Sandra Gomes, plus jeune que moi, et elle connaissait tous les morceaux. Moi pas. Pourtant, j’écoute du rap chaque jour, mais là, certains sons glitchés, électroniques, me semblaient étrangers. C’est révélateur : je comprends moins vite qu’avant.

Quand SCH, PNL ou Gradur ont émergé autour de 2015, je saisissais immédiatement leur proposition. C’était ma langue. Aujourd’hui, certains courants demandent plus d’efforts, parce qu’ils ne parlent plus tout à fait mon langage musical ou culturel. Et c’est normal. Je ne peux plus être le « cool kid », le journaliste rap par excellence. Je n’en ai plus envie non plus. Ce rôle doit revenir à des gens plus jeunes, plus connectés. Le rap de demain, ce sont les ados de 15, 16 ou 17 ans qui l’écrivent déjà aujourd’hui, avec leurs mots et leurs codes. C’est grâce à ce renouvellement permanent qu’il parvient à rester jeune.

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