C’était le 26 février 2022, deux jours après le début de l’invasion de l’Ukraine par la Russie : pour ralentir l’avancée des troupes russes vers Kiev, les Ukrainiens inondent délibérément les plaines autour de la rivière Irpin. Les images des chars russes engloutis dans l’eau et la boue font le tour du monde. Aujourd’hui, un groupe de scientifiques propose de restaurer des zones humides le long des frontières orientales pour renforcer la défense de l’Union européenne.
L’utilisation stratégique de tourbières, marais et plaines inondables dans les guerres a une longue histoire. Au XVIe et XVIIe siècle déjà, les Hollandais détruisaient leurs digues pour repousser les envahisseurs espagnols et français. En 2025, alors que les pays de l’Union européenne s’activent tous azimuts pour renforcer leurs capacités de défense face à une potentielle menace russe, un groupe de scientifiques allemands, ukrainiens et polonais prennent les devants. Ils estiment que la restauration de zones humides pourrait faire partie de la solution. Dans un document, adressé aux pays de l’Union européenne, les chercheurs se focalisent sur les tourbières. Car en restaurant ces zones humides bien spécifiques, l’Europe pourrait faire d’une pierre trois coups :
« Premièrement, cela renforcerait notre défense, car les tourbières sont très difficiles d’accès », explique Hans Joosten, professeur émérite en sciences des tourbières de l’université de Greifswald et à l’origine du projet. « Deuxièmement, c’est bon pour le climat. Les tourbières asséchées sont des énormes émetteurs de CO2 et nous devons les remettre en état pour nous conformer aux objectifs de l’accord de Paris. Et troisièmement, cela serait très bénéfique pour la biodiversité, car les espèces qui y vivent sont toutes menacées. Et cela s’inscrirait parfaitement dans la loi européenne sur la restauration de la nature ».
Capteurs de CO2
Parmi toutes les zones humides, les tourbières occupent une place à part. Elles produisent plus de biomasse qu’elles en dégradent. Le résultat est « la formation de couches organiques que nous appelons tourbe. Ces tourbes sont conservées tant que la tourbière reste humide. Et elle stocke de grandes quantités de CO2, jusqu’à 10 tonnes par an et par hectare », souligne Hans Joosten. « Mais pour des raisons agricoles et sylvicoles, de nombreux marais ont été asséchés au cours des siècles derniers. Cela entraîne un rejet massif de CO2 qui, autrement, serait stocké dans les tourbières. Mais si l’on réhumidifie les marais, ces émissions de CO2 cessent immédiatement ».
Barrières naturelles
Les tourbières, en ligne de mire de Hans Joosten et de ses collègues, s’étirent pile le long des frontières orientales de l’Europe, de la Finlande en passant par l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Pologne jusqu’en Roumanie, ainsi que dans l’Est de l’Allemagne. Leur position géographique ne doit rien au hasard. « En Europe, nous avons des millions d’hectares de tourbières. Beaucoup de frontières nationales sont situées dans des tourbières. Comme elles sont difficiles d’accès, elles constituent depuis toujours des barrières naturelles. C’est un phénomène international ».
Les experts sont formels : remises en état, ces tourbières pourraient donc compléter la future stratégie de défense de l’Union européenne. « Au lieu de poser des champs de mines, il vaut mieux restaurer les tourbières », estime Hans Joosten. « Une tourbière vivante est composée à 95 % d’eau, plus humide que le lait et la bière. Il est impossible d’y circuler avec des engins lourds, comme des chars ou des camions. En Lituanie, un char américain est parti dans une tourbière et n’a pas pu en sortir. Et ses occupants sont morts. Donc les tourbières rendent impossibles toute attaque rapide ».
Les états-majors européens intéressés
L’idée semble faire son chemin. L’armée polonaise a commandé un plan pour, « utiliser l’environnement naturel comme mesure de sécurité aux frontières ». Et pour l’armée allemande, « les zones humides sont un facteur important dans la planification des barrières opérationnelles ». Mais il y a bien sûr aussi des obstacles. Les tourbières ont été asséchées au cours des siècles afin d’en faire des terres cultivables. Pour les renaturer, il faudrait dédommager leurs propriétaires et proposer des alternatives économiques viables. Une fois leur restauration décidée, il faudra compter deux ans avant que les tourbières ne retrouvent leur état naturel initial.