En ce début août, en pleines discussions diplomatiques autour d’un éventuel accord de paix en Ukraine, le char T-72 trace sa route sur le terrain d’entraînement du célèbre fabricant russe Uralvagonzavod, à Nijni Taguil, dans l’Oural. Dans une vidéo publiée par son constructeur, l’engin, fraîchement sorti d’usine, enchaîne les manœuvres au son d’un rock survolté : tir en roulant, traversée d’un bassin d’eau, demi-tour dans le sable… A ceci près qu’il s’agit-là d’une version dépoussiérée de ce blindé datant de l’ère soviétique, dotée de toute une panoplie d’améliorations comprenant un nouveau canon, un blindage renforcé, ou des filets anti-drones. « Le T-72 possède un potentiel de modernisation véritablement inépuisable et continue à être perfectionné en tenant compte de son utilisation au combat dans le cadre de l’opération militaire spéciale » en Ukraine, vante son constructeur sur sa chaîne Telegram. Plus d’un demi-siècle après sa mise en service, ce tank figure toujours en bonne place sur les chaînes de montage russes. Rien qu’en 2024, environ 200 modèles auraient, selon les estimations, été remis à neuf pour alimenter l’effort de guerre.
La même année, les Russes auraient en outre produit entre 250 et 300 nouveaux chars T-90, un modèle lancé après la chute de l’URSS et, lui aussi, grandement mis à contribution sur le champ de bataille. C’est quatre à cinq fois plus que la soixantaine d’unités sorties d’usine deux ans plus tôt, lors de la première année du conflit. « A la différence des Etats européens qui en ont parlé sans réellement le faire, la Russie est passée en économie de guerre, résume Camille Grand, ancien secrétaire général adjoint de l’Otan, aujourd’hui chercheur à l’European Council on Foreign Relations (ECFR). Son outil industriel a été pleinement mobilisé ces dernières années, et il tourne aujourd’hui à plein régime pour soutenir l’offensive en Ukraine. » Et la tendance ne semble pas près de s’inverser. Dans un document déclassifié daté d’avril, le général Christopher Cavoli, alors commandant suprême des forces alliées en Europe, avait estimé que la Russie pourrait cette année atteindre une production astronomique de 1 500 chars – contre autour de 135 pour les Etats-Unis – auxquels s’ajouteraient 3 000 véhicules blindés.
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Moscou a donné un sérieux coup de fouet donné à son complexe militaro-industriel en ouvrant en grand les cordons de la Bourse. Depuis le début de son invasion de l’Ukraine, son budget de défense a quasiment doublé, se hissant de 86,4 milliards de dollars en 2022 à plus de 160 en 2025. Soit, avec 7,2 % du PIB, un montant supérieur aux dépenses combinées de l’éducation, la santé, la politique sociale et le soutien à l’économie nationale. Après être passées en trois-huit, sept jours sur sept, dès la première année de guerre, nombre d’usines ont agrandi leurs installations ou créé de nouveaux sites de production. Et recruté à tour de bras pour faire tourner cette machine infernale. Deux ans et demi après le début du conflit, le gouvernement avait revendiqué la création de 700 000 postes dans l’industrie de défense, faisant de ce secteur l’un des plus gros employeurs du pays, avec plus de 3,8 millions de travailleurs.
« L’Europe n’est pas prête à faire face »
Dans les capitales européennes, on regarde cette montée en puissance d’un œil plus qu’inquiet. « Un pays qui investit 40 % de son budget dans de tels équipements, qui a mobilisé une armée de plus de 1,3 million d’hommes, ne reviendra pas à un état de paix et un système démocratique ouvert du jour au lendemain », a diagnostiqué cet été Emmanuel Macron sur LCI, l’air sombre, en marge d’une réunion entre les Européens, Volodymyr Zelensky et Donald Trump à la Maison-Blanche. « L’ogre » russe, qui s’est doté en quelques années d’un arsenal impressionnant, constitue plus que jamais une menace pour le Vieux Continent. « Lorsque la guerre prendra fin, la Russie sera lourdement armée, avec une production accrue, une économie militarisée, et des forces ayant tiré les leçons de l’invasion de l’Ukraine, insiste Kateryna Bondar, chercheuse au Center for Strategic and International Studies (CSIS). A ce stade, l’Europe n’est absolument pas prête à faire face. »
Des troupes russes et biélorusses participant à l’exercice militaire Zapad-2021 dans la région de Brest en Biélorussie le 14 septembre 2021
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Quelques jours avant le dernier sommet de l’Alliance Atlantique en juin – où ses membres ont accepté de porter leurs dépenses de défense et de sécurité à 5 % du PIB d’ici 2035 – son secrétaire général, Mark Rutte, avait d’ailleurs tiré la sonnette d’alarme. « En matière de munitions, la Russie produit en trois mois ce que l’ensemble de l’Otan produit en un an », avait lancé l’ex-Premier ministre néerlandais, ajoutant que Moscou pourrait être prête à recourir à la force militaire contre l’Alliance « d’ici cinq ans ». Un scénario qui donne des sueurs froides aux chancelleries européennes, à l’heure où elles doutent de l’engagement américain à les défendre en cas d’attaque.
En attendant, Moscou fourbit ses armes. Pour la première fois depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie relancera mi-septembre en Biélorussie son exercice militaire Zapad (« Ouest » en russe). Lors de sa dernière édition, en 2021, cet entraînement grandeur nature avait rassemblé plus de 200 000 soldats, plusieurs dizaines d’avions et près de 300 chars – une opération souvent considérée comme une répétition générale avant l’invasion de l’Ukraine un an plus tard. Si le ministère biélorusse de la Défense a officiellement annoncé « plus de 13 000 participants » lors de ce nouveau volet, l’état-major de la Lettonie voisine estime qu’il pourrait en réalité impliquer jusqu’à 150 000 militaires.
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Des dépenses militaires qui explosent
La préparation d’une future agression ? « Les objectifs politiques du Kremlin restent inchangés. Un éventuel arrêt des combats en Ukraine pourrait n’être qu’un interlude avant un nouveau cycle de conflit, souligne Michael Gjerstad, chercheur à l’International Institute for Strategic Studies (IISS). Il ne faut pas sous-estimer la menace que la Russie continuera de représenter pour l’Europe dans les années à venir. » Car Moscou compte inscrire son effort de réarmement dans la durée. En juillet, le chef du renseignement militaire ukrainien, Kyrylo Boudanov, a indiqué que le régime russe prévoyait de dépenser au moins 1 100 milliards de dollars dans sa défense d’ici à 2036, ce qui constituerait « le programme d’armement le plus vaste de la Fédération de Russie depuis la dissolution de l’Union soviétique ». « A moyen terme, la Russie pourrait être en mesure de stabiliser le front en Ukraine tout en réaffectant des ressources vers d’autres pays de son voisinage, pointe Michael Gjerstad. L’hypothèse d’une action simultanée sur plusieurs théâtres d’opérations ne doit pas être exclue. »
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A ce jour, la Russie produirait à elle seule 250 000 obus par mois, ce qui pourrait, selon l’Otan, lui permettre de constituer un stock trois fois plus important que celui des Etats-Unis et de l’Europe réunis. Les industries russes seraient par ailleurs en mesure de produire environ 170 drones kamikazes Geran-2 par jour (la version russe des modèles iraniens Shahed), des engins capables d’atteindre une cible à plus de 1 700 kilomètres avec une charge d’une cinquantaine de kilos d’explosifs. Ce chiffre pourrait même grimper à 190 drones par jour d’ici la fin de l’année, d’après le renseignement militaire ukrainien. Dans le pays, le pilonnage des villes a déjà atteint un niveau inédit. Loin des quelques centaines d’engins envoyés par mois il y a deux ans, un nouveau record a été franchi en juillet avec pas moins de 6 297 drones lancés par la Russie.
Les restes d’un drone explosif Shahed russe abattu par la défense aérienne ukrainienne, le 30 avril 2025 à Kharkiv.
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Moscou a vu les choses en grand. Sur la zone économique spéciale d’Alabuga, au cœur de la République du Tatarstan, la principale usine russe chargée de fabriquer ces engins a doublé de taille au cours des deux dernières années. En parallèle, une autre installation a ouvert ses portes dans la ville industrielle d’Ijevsk, à une centaine de kilomètres de là. D’ici à l’automne prochain, la Russie pourrait ainsi être capable de faire décoller 2 000 drones en une seule nuit, a alerté mi-juillet le général allemand Christian Freuding, qui supervise le soutien à Kiev au sein de la Bundeswehr. Un signal alarmant, et pas seulement pour l’Ukraine. « Le potentiel de saturation d’une telle attaque représenterait un immense défi pour les défenses antiaériennes de n’importe quel pays européen, avertit Olevs Nikers, président de la Baltic Security Foundation et conseiller du gouvernement letton. Actuellement, aucun d’entre eux ne semble en mesure d’arrêter autant de drones simultanément. »
Mais le danger ne s’arrête pas là. Selon des informations des services de renseignement ukrainiens, Moscou assemblerait aujourd’hui au moins 195 missiles de différents types par mois, comprenant 60 missiles balistiques Iskander-M, le même nombre de missiles de croisière Kh-101 et jusqu’à 15 missiles hypersoniques Kinjal – une hausse de la production de 10 à 20 % en un an selon les modèles. Résultat, Moscou est non seulement capable d’alimenter le déluge de feu qui s’abat quotidiennement sur l’Ukraine, mais aussi de reconstituer ses réserves, profondément entamées au début de la guerre. Selon Kiev, elles dépasseraient désormais les 1 950 missiles. « Cela représente une menace directe pour l’Ukraine, mais aussi pour nous, reprend Olevs Nikers, à Riga. Toutes ces munitions pourraient constituer un stock en vue d’un éventuel conflit majeur en Europe. »
Une Russie dépendante de ses alliés
Pour l’appuyer dans son effort de guerre, Moscou peut aussi compter sur l’aide de ses alliés. Au premier rang desquels la Corée du Nord, dont les livraisons dépasseraient les 12 millions d’obus depuis 2023, selon Séoul. A cela s’ajoute le soutien discret mais non moins essentiel de Pékin. « Les sanctions ont privé les Russes de leurs fournisseurs occidentaux traditionnels en matière de composants électroniques à double usage, c’est-à-dire civil ou militaire, retrace Nicolas Fenton, directeur associé du programme Europe, Russie et Eurasie du CSIS à Washington. Et la Chine joue un rôle clé en leur procurant ces éléments essentiels à la fabrication de l’ensemble de leurs équipements militaires. »
Aussi cruciale que soit cette aide, elle illustre aussi l’un des talons d’Achille de Moscou. « Son industrie de défense ne maîtrise pas 100 % de sa chaîne technologique, note Camille Grand, de l’ECFR. Ce qui la place en situation de dépendance vis-à-vis de fournisseurs tiers sur de nombreux segments. » D’après Berlin, 80 % des biens à double usage (comme les puces électroniques) utilisés par la Russie proviendraient de Chine – offrant à Pékin une mainmise considérable dans l’écosystème de défense russe. Ce qui entraîne d’autres effets pervers : « Le remplacement de certains composants européens ou américains par des alternatives chinoises s’est fait au détriment de la qualité, note Tomas Malmlöf, chercheur principal à la Swedish Defence Research Agency (FOI). Aujourd’hui, la menace porte davantage sur le volume des matériels produits que sur leur sophistication. »
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Autre limite, selon une étude de la Kyiv School of Economics publiée en juillet, les vastes stocks d’armes hérités de l’ère soviétique – massivement utilisés par les forces russes en Ukraine – commencent à sérieusement se réduire. « La remise à neuf de ces vieux équipements représentait jusqu’à présent une large part de la production de blindés, pointe Tomas Malmlöf, du FOI. L’épuisement progressif de cette ressource pourrait à terme se traduire par un ralentissement des cadences de fabrication. »
Le secteur pourrait aussi être freiné par la pénurie chronique de main-d’œuvre. Entre les effets combinés de la mobilisation partielle, des pertes sur le champ de bataille, de la fuite d’un demi-million de jeunes russes à l’étranger et du déclin démographique, l’économie russe manque cruellement de bras. Avec des effets délétères en cascade. « L’industrie de défense offre des salaires très compétitifs pour attirer les rares recrues disponibles et cela pousse les entreprises civiles à s’aligner, explique Nicolas Fenton, du CSIS. Cela se traduit par une surchauffe de l’économie et contribue à aggraver la spirale inflationniste. » Tout en accroissant le coût de la guerre, comme le déficit budgétaire. Au premier semestre de 2025, celui-ci a déjà atteint 46 milliards de dollars, soit près de quatre fois plus que sur la même période en 2024. De quoi freiner la machine de guerre de Poutine ? « Malgré tous les problèmes qu’elle rencontre, l’économie russe s’est montrée structurellement assez adaptable aux besoins de la guerre, précise Nicolas Fenton. Au niveau actuel de sanctions et d’intensité sur le champ de bataille, elle peut probablement poursuivre son effort de guerre pendant au moins trois ans. » Les usines russes ont encore le temps de tourner.
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