Ils sont en exil, qualifiés d’“agents étrangers” ou d’“organisations indésirables”, souvent privés de financement et bloqués sur le territoire russe. Pourtant, les médias indépendants russes continuent d’informer depuis l’étranger. Mais, dans l’espace informationnel russe, cette liberté ne suffit pas à leur assurer une vraie audience.

Car selon une étude menée par le think tank indépendant Cedar, relayée par Novaïa Gazeta Europe, seuls 14 % des utilisateurs de Telegram consultent les médias d’opposition, tandis que 44 % lisent des contenus pro-Kremlin. Le reste des lecteurs suit des chaînes Telegram russes qualifiées de “neutres” par Cedar, autrement dit, des contenus lus à la fois par les partisans, les opposants à la guerre et les indécis.

Novaïa Gazeta Europe rappelle également que Telegram reste l’un des rares espaces encore accessibles aux médias indépendants russes. Selon Mediascope, une entreprise russe spécialisée dans l’étude des médias, l’application est consultée chaque jour par 51 % de la population et 72 % sur une base mensuelle. Moscou lui-même reconnaît son influence : “Telegram est la principale source d’information dans notre pays”, a déclaré en mars le porte-parole de la présidence russe, Dmitri Peskov, cité par le site de l’agence de presse russe Tass. C’est donc par Telegram que les médias indépendants russes continuent de diffuser leurs enquêtes et analyses.

“Trop éloigné du quotidien”

Pour expliquer le désintérêt relatif envers ces médias, les chercheurs du projet Cedar pointent plusieurs explications, s’appuyant sur un sondage téléphonique représentatif de la population russe et une analyse de chaînes sur Telegram. Premier facteur évident : contrairement aux médias indépendants, les médias favorables au pouvoir disposent de larges ressources pour assurer leur diffusion et leur promotion. “Ils peuvent appliquer de nombreuses tactiques pour influencer différents segments d’audience”, note le projet Cedar.

Mais, au-delà de la facilité d’accès, la tonalité du contenu jouerait aussi un rôle important dans le rejet partiel du public. D’après l’étude, les contenus proposés par les médias indépendants sont en moyenne 30 % moins positifs que leurs homologues proches de Moscou. Près de 17 % des sujets publiés concernent la répression politique et les conséquences de la guerre.

“Si les sujets négatifs peuvent attirer l’attention sur le moment, ils génèrent à terme de la fatigue et un désintérêt chez les lecteurs”, observe Maxim Alyukov, sociologue politique au King’s College London. “Même des personnes étant contre la guerre [en Ukraine] expriment une forme de lassitude face au caractère répétitif [des sujets proposés par les médias indépendants]”, avance le chercheur.

Selon lui, le public russe recherche aujourd’hui des informations plus proches de sa vie quotidienne : “Ce qui est trop éloigné du quotidien laisse [les Russes] indifférents.” D’où la popularité des médias pro-Kremlin, ou même ceux dits “neutres” qui offrent une large palette de sujets à tonalité plus positive ou servicielle, allant de la météo à la santé, en passant par les informations locales et “les succès de la Russie à l’international et la croissance économique du pays”.

Un rééquilibrage éditorial complexe

L’analyse relevée par le média indépendant Agentstvo, fondée sur les données de l’agrégateur d’actualités The True Story, observe également ce désintérêt pour les médias indépendants. Créé par Lev Gershenzon, ancien responsable du géant russe Yandex. News, ce service analyse les sources d’information les plus citées dans l’espace russophone.

Résultat : les médias indépendants russes en exil – Meduza, Dojd, Novaïa Gazeta Europe, The Insider ou Mediazona – ne représentent qu’environ 14 % des sources d’information indexées par The True Story en Russie, contre 46 % pour les médias proches de positions du gouvernement (Tass, Ria Novosti, Kommersant, etc.) et 40 % provenant de sources internationales comme l’agence de presse Reuters, Bloomberg, The Times of Israel ou encore The New York Times.

“Même les scoops de grands médias passent parfois inaperçus”, conclut Lev Gershenzon, attribuant ce manque à un écosystème de médias exilés fragmenté, où les médias ne se citent pas suffisamment les uns les autres.

Pour rester visibles, certains d’entre eux misent désormais sur des formats plus “vivants” et des sujets proches du quotidien : culture, sport, économie… Mais cette adaptation aux préoccupations quotidiennes des Russes est complexe, car, d’après le sociologue Maxim Alyukov, le public russe des médias d’opposition souhaite moins de politique que les lecteurs étrangers.

Un rééquilibrage éditorial que Meduza, par exemple, a déjà entamé, sans renoncer à son rôle critique. Souvent cité comme l’un des rares médias d’opposition très lus, il combine des enquêtes critiques avec des contenus culturels ou scientifiques (critiques de films, articles sur l’achéologie…) et propose des formats visuels qui rendent son contenu plus accessible et varié.