«C’est une de mes nouvelles préférées de toutes», dit Robert Silverberg à la fin de son avant-propos à Voile vers Byzance. Sa remarque pousse à s’y précipiter. Mais son histoire a de quoi étonner : elle a été publiée en février 1985 dans le magazine Asimov’s Science-Fiction, donc il y a quarante ans. L’écrivain américain, une des grandes figures de la science-fiction, en avait alors cinquante. Cette année-là, ce texte remportait le prestigieux prix Nebula et le Locus l’année suivante.

Silverberg raconte aussi être récemment retombé dans ses archives sur l’embryon d’idée qu’il avait en tête, le résultat n’a finalement pas eu grand-chose à voir. «Dès les premières pages de Voile vers Byzance, qui a surgi à sa place, j’ai su que je tenais quelque chose de spécial.» Le titre fait référence à un poème de l’Irlandais William Butler Yeats, le rêve du voyage vers Byzance d’un vieil homme qui n’a plus rien à faire dans un pays qui n’est plus pour lui (le poème commence par le fameux «That is no country for old men»), et qui vante l’art et l’immortalité.

La version science-fiction est un texte étrange, d’abord parce qu’il se déroule au cinquantième siècle (l’âge de Silverberg d’ailleurs quand il l’écrivait. Qu’importait l’époque). Le personnage principal, Charles Phillips, vient d’arriver à Alexandrie avec sa compagne Gioia. De son hôtel, il voit toute la ville, les obélisques, le palais d’Hadrien au pied de la colline, l’imposante bibliothèque, le temple de Poséidon, la place du marché, et le phare. La reproduction d’Alexandrie a de quoi l’époustoufler. «Elle avait l’air réelle, elle était réelle.»

Il vit dans un monde qui ne cesse de reconstruire des villes du passé, jamais plus de cinq à la fois. Le couple revient d’Asgard, mais en ce moment, «en magasin», genre Disneyland réaliste, il y a aussi Xi’an, New Chicago, Tombouctou et donc Alexandrie… Ces cinq villes seront tour à tour détruites pour d’autres, et Charles Phillips espère que ce sera bientôt pour faire revivre Byzance. Les figurants de chacune de ses reconstitutions fidèles (parfois avec de petits anachronismes) sont appelés des «temporaires». C’est une sous-caste par rapport à celle qui saute de ville en ville, sans se lasser, en vacances permanentes, des voyageurs immortels qui plus est. «Les gens aux yeux noirs, le peuple de Gioia, ne travaillaient jamais. […] Ils dérivaient au gré du vent, ils allaient de cité en cité au gré de leur fantaisie.»

Dans ce «grand jeu sans répit», Charles Phillips est comme nous : un humain du XXe siècle, projeté dans un très lointain avenir. Il pense avoir été transporté là du New York de 1984. Comment ? Pourquoi ? Il ne sait pas. Sans doute pour jouer le rôle de «visiteur». Personne ne répond à ses questions. Il cherche du sens là où tous ne font que courir vers l’avant, sans songer à la vieillesse ou à la mort, qui pour une majorité n’existe pas. Voile vers Byzance mène doucement sa barque vers des inattendus et teinter de fragilité, d’amour et d’éphémère un environnement apparemment vain.