Par
Valentin Lebossé
Publié le
2 sept. 2025 à 14h46
L’essentiel
- En place depuis un an, Uniforces, la nouvelle plateforme de commandes pour l’habillement des forces de l’ordre, fait l’unanimité contre elle dans les rangs des policiers et gendarmes.
- Les agents ne parviennent plus à se faire livrer en temps et en heure leurs tenues d’intervention ou de cérémonie. Une crise logistique qui donne lieu à des situations ubuesques.
- Ce fiasco fait suite à un changement de prestataire pour le marché public des uniformes, avec un passage de relais pour le moins chaotique.
« Bérézina », « galère sans nom », « catastrophe de A à Z »… Policiers et gendarmes ne mâchent pas leurs mots contre Uniforces, nouvelle plateforme en ligne qui leur sert à commander leurs tenues d’intervention, vêtements d’apparat et autres petits équipements. Retards considérables, livraisons non conformes aux commandes, SAV inexistant… La crise logistique est telle qu’en juillet 2025, le commandement de région de gendarmerie de Normandie a dû se fendre d’un « appel aux dons » auprès de ses troupes, « afin de pouvoir collectivement habiller nos réservistes dépourvus de tenues », peut-on lire dans un courriel envoyé à 7 000 militaires, qu’Enquêtes d’actu s’est procuré (voir ci-dessous). Nous avons tiré le fil de ce fiasco des uniformes. Révélations sur les ratés d’un marché public dont le montant s’élève à 300 millions d’euros.
Extrait du courriel d’« appel aux dons d’effets d’habillement » pour les réservistes de la gendarmerie, envoyé en juillet 2025 par le commandement de région de Normandie. (©Document transmis à Enquêtes d’actu)Désordres dans l’habillement des forces de l’ordre
Administratrice de plusieurs groupes Facebook de gendarmes qui rassemblent des dizaines de milliers d’inscrits, « Ladie Fox » (pseudonyme) ne pouvait pas passer à côté de la colère montante contre Uniforces. À partir de juin 2025, elle a diffusé un formulaire « auprès des gendarmes de toutes régions ».
« Il s’agit d’une démarche citoyenne faite pour appuyer toute action collective, administrative, judiciaire ou médiatique face à des manquements massifs et répétés », explique l’intéressée dans un rapport qu’elle a établi. Plus de 300 témoignages ont ainsi déjà été recueillis. En voici quelques-uns :
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« 100 % des répondants déclarent un ou plusieurs problèmes. Les plus fréquents sont : retards de livraison (parfois plus de six mois), commandes incomplètes ou erronées, articles indisponibles malgré leur affichage en stock, absence de guide des tailles, SAV inexistant », écrit Ladie Fox dans son rapport.
Cela affecte directement la capacité opérationnelle des personnels, leur sécurité et l’image même de la gendarmerie. Ce n’est plus tolérable !
Ladie Fox,
administratrice de groupes Facebook de gendarmes.
Parmi les naufragés d’Uniforces, il y a Marc*. Envoyé l’hiver dernier en renfort d’une brigade de montagne, il avait besoin de changer ses rangers qui « commençaient à ouvrir la bouche ». « J’ai passé commande autour du Nouvel An, pensant qu’elles arriveraient au maximum dans le mois, avant mon second séjour DHPP [dispositif hivernal de protection des populations, NDLR] en mars », rembobine le gendarme.
Las, « les deux DHPP passent, les pieds trempés, puis l’hiver, le printemps et même l’été ». À la mi-août, Marc n’avait toujours pas reçu sa nouvelle paire. « J’ai acheté de la colle pour réparer mes rangers, cela fait six fois que je les recolle ! »
Huit mois après sa commande sur Uniforces, Marc n’a toujours pas reçu ses rangers. Le gendarme a dû recoller six fois sa paire trouée ! (©Photos transmises à Enquêtes d’actu)
Et impossible d’avoir une explication claire sur le blocage de sa commande. « J’ai envoyé des mails sans réponse, je ne sais combien de fois ; j’ai appelé plusieurs fois, on m’a donné différents sons de cloche… Une catastrophe ! »
« Système D »
Responsable logistique d’un escadron de gendarmes mobiles, Damien* affirme que « les trois quarts voire 90 % » de ses jeunes collègues sortis d’école « arrivent sans pantalon, sans chemise ni veste de maintien de l’ordre, et ce, même si la commande a été passée un mois avant leur intégration en unité. Le problème, c’est qu’ils peuvent être envoyés sur le terrain du jour au lendemain. »
Alors Damien recourt au « système D » pour vêtir ses camarades. Quitte à transgresser certaines règles. « Je leur donne les paquetages des militaires qui ont changé de subdivision ou qui sont partis en retraite, alors que je suis censé renvoyer toutes leurs tenues. Mais si je le fais, je ne peux pas équiper les nouveaux. »
On nous a vendu Uniforces comme l’équivalent d’Amazon. On en est loin !
Damien,
responsable logistique en gendarmerie mobile.
La situation n’est pas plus reluisante côté police. « Il y a des ruptures sur les tenues non feu [ininflammables, NDLR] destinées aux CRS et aux unités de voie publique, c’est une galère sans nom pour que tout le monde puisse être doté », déplore Emmanuel Cravello, délégué national qualité de vie au travail du syndicat Alliance.
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Et si à sa connaissance, « il n’y a pas de rupture d’occupation de la voie publique » en lien avec ces difficultés d’approvisionnement, « c’est uniquement grâce à la débrouille des collègues ».
Le « sketch » du 14-Juillet
L’incertitude sur les délais de livraison d’Uniforces donne aussi des sueurs froides aux écoles de police. « Pour la sortie d’école de décembre, on a reçu des effets la veille de la cérémonie, raconte une source bien renseignée qui requiert l’anonymat. Il faut voir les conséquences quand on a une promotion de 300 élèves à qui il faut distribuer les tenues d’honneur après les avoir vérifiées. Si on a le moindre souci, par exemple sur les tailles, c’est foutu ! »
Cela fait trente ans que je suis dans la police, je n’ai jamais connu autant de problématiques qu’avec Uniforces, autant d’articles manquants, autant de temps pour être livré…
Une source policière.
Et il s’en est fallu de peu pour qu’au 14-Juillet, les 250 élèves commissaires, officiers et gardiens de la paix défilent sur les Champs-Élysées avec une garde-robe à trous, comme l’a révélé Le Canard enchaîné. « Ce fut tout un sketch, des collègues titulaires ont par exemple dû prêter leurs fourragères [cordelettes tressées portées en uniforme autour de l’épaule, NDLR] », soupire Emmanuel Cravello du syndicat Alliance.
Fournisseurs rhabillés pour l’hiver
Toutes ces déconvenues font suite à un changement de prestataire pour l’habillement des forces de l’ordre. Le 2 février 2024, à l’issue d’un appel d’offres, le ministère de l’Intérieur a attribué ce juteux contrat au groupement LEM, constitué des entreprises Leo Minor, Eminence et Marck & Balsan en chef de file. Exit Paul Boyé Technologies, candidat malheureux à sa propre succession, qui habillait la gendarmerie depuis 2011 et la police nationale depuis 2019.
« Les nouveaux prestataires s’avèrent aussi médiocres que ne l’a été Paul Boyé au début du précédent marché public, cingle Emmanuel Cravello. C’est quand même affligeant, sachant qu’ils nous ont été vendus comme des entreprises expérimentées – Marck & Balsan a fourni l’armée de Terre − et en capacité de répondre à nos besoins. »
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À la tête de l’APNM GendXXI, association qui « défend les intérêts matériels et moraux des gendarmes », David Ramos tablait sur « six mois difficiles, le temps que la mécanique industrielle se mette en place. Sauf qu’un an après, rien n’est vraiment fonctionnel ».
Pourtant, afin d’éviter toute rupture d’approvisionnement, « une période de transition d’environ six mois avait été prévue », fait-on valoir au ministère de l’Intérieur. Période durant laquelle « le précédent titulaire [Paul Boyé Technologies, NDLR] devait continuer de répondre aux commandes et constituer un stock de transition remis au nouveau prestataire ». Histoire de laisser du temps à Marck & Balsan pour « mettre en place les moyens de production, logistiques et informatiques adéquats ».
Passage de relais manqué
« Contractuellement, on devait recevoir l’équivalent de six mois de stock en juillet 2024, mais on n’a fini de le réceptionner qu’en mars 2025. Si bien que dès septembre 2024, on s’est trouvé en rupture », avance pour sa part Laurent Marck, directeur général de Marck & Balsan.
La Place Beauvau confirme succinctement « des difficultés en ce qui concerne la constitution du stock de transition en lien avec le précédent titulaire du marché ».
Interrogée sur ce passage de relais manqué, la directrice de la communication de Paul Boyé Technologies admet que « sur l’ensemble du stock de transition, il a pu y avoir quelques retards sur certaines références ». Néanmoins, plus d’un an après le lancement du nouveau marché de l’habillement, l’ex-prestataire refuse d’endosser « la responsabilité du fiasco ressenti par les policiers et gendarmes ».
De fait, le ministère de l’Intérieur pointe également « des dysfonctionnements dans la mise en place du nouveau marché », imputables aux actuels fournisseurs : « La plateforme de commandes Uniforces, destinée à remplacer celle du précédent titulaire, n’a pas été pleinement opérationnelle au démarrage. Des erreurs et un conditionnement inadapté ont pu être constatés dans le cadre des premières commandes. Certaines unités ont souffert de ruptures d’articles. »
« On est pieds et poings liés »
En réponse aux défaillances constatées, le ministère informe que « des pénalités ont été appliqués aux deux prestataires ». Sans en préciser les montants qui « ne sont pas publics ».
« Il y a des pénalités financières, mais ce n’est pas pour cela que les tenues arrivent plus vite. Donc ça fait une belle jambe à nos collègues », réagit Emmanuel Cravello, syndicaliste Alliance police nationale.
De son côté, la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) a étudié la faisabilité juridique d’une réintroduction de la prime d’habillement qui précédait l’actuel système de compte à points pour passer commande. Elle y a finalement renoncé car cela contreviendrait au marché passé avec le groupement LEM, explique un membre du Conseil de la fonction militaire (CFMG) – instance de concertation interne à la gendarmerie – dans un courriel que nous avons pu consulter.
Après une commande sur Uniforces, un gendarme technicien de l’identification criminelle a reçu ce flocage « dentification criminelle » (sic). (©Photo transmise à Enquêtes d’actu)
Quant à une résiliation du contrat, celle-ci est « juridiquement possible », indique Beauvau, mais « elle ne paraît pas pertinente eu égard à la complexité d’un tel marché. La production textile s’inscrit dans un temps long et le recours à des tiers ayant la technicité et la capacité suffisantes nécessiterait de nombreux mois avant d’en percevoir les effets, avec un risque de rupture totale d’approvisionnement ».
« On est pieds et poings liés pendant quatre ans avec ces prestataires, en espérant qu’ils font le nécessaire pour que ça s’améliore », lâche Emmanuel Cravello d’Alliance police nationale.
On touche là au point noir du marché public : l’État paie le prix fort, les prestataires encaissent des sommes monumentales, le tout pour un service au mieux défaillant, au pire inopérant.
David Ramos,
président de l’APNM GendXXI.
« En termes de communication interne, à part dire ‘tout va mal mais on s’en occupe’, on n’a aucun rétroplanning, aucune perspective, aucune information précise sur ce qu’il se passe et comment les choses peuvent s’améliorer », regrette David Ramos.
Sortie de crise cet automne ?
Le ministère assure toutefois que « des actions ont été mises en œuvre afin de rétablir un niveau de service conforme aux besoins », telles qu’« un suivi hebdomadaire pour arbitrer les priorités et suivre les mesures correctrices », ou encore « la priorisation des livraisons les plus essentielles ».
Pour ce qui relève de Marck & Balsan, son directeur général insiste sur le renforcement des moyens humains : « On a embauché plus de trente personnes pour piloter ce marché, mettre en place l’informatique, les systèmes de commande, le SAV… »
« Désormais, Uniforces est plus facile d’utilisation, soutient Laurent Marck. Les policiers et gendarmes arrivent à passer commande, on en reçoit des milliers par jour. »
« On peut mettre des objets dans son panier et lancer une commande, c’est vrai, mais on voit toujours des articles qui coûtent un nombre de points fantaisiste, des descriptions incomplètes… Il y a encore beaucoup de travail », nuance David Ramos.
Par ailleurs, Laurent Marck affirme que « toutes les productions ont été lancées » et que « les stocks se comblent depuis juin ».
Du côté de la place Beauvau, on constate effectivement « une progression des commandes et des livraisons » : « Au mois de juin, plus de 250 000 effets ont été commandés et 220 000 expédiés pour l’ensemble des forces de sécurité intérieure. »
Le responsable de Marck & Balsan promet une nouvelle montée en cadence, avec « plusieurs millions de pièces livrées cet automne ».
Dans quelques semaines, je pense que ce marché fonctionnera normalement.
Laurent Marck,
directeur général de Marck & Balsan.
Un optimisme qui tranche avec la prudence affichée au ministère de l’Intérieur, où l’on nous fait savoir que le calendrier d’un retour à la normale « reste à préciser ».
*Prénoms modifiés à la demande de nos interlocuteurs qui requièrent l’anonymat.
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