Avec “Combats de filles”, l’autrice signe un premier roman percutant qui dépoussière les thématiques du grand roman américain.
Quand Rita Bullwinkel arrive dans le lobby de l’hôtel où nous avons rendez-vous, on remarque immédiatement sa démarche assurée, son sourire chaleureux, sa tenue en crochet – comme si l’aura hype de San Francisco, où elle vit, la suivait où qu’elle aille. Elle a grandi à Redwood City, dans la banlieue de la célèbre ville californienne. “Comme vous le savez, nous explique-t-elle, Donald Trump déteste San Francisco, qui représente selon lui tout ce qui ne va pas dans le pays. On est très fiers d’être la ville qui a vu naître le mouvement queer.”
À 36 ans, Bullwinkel est à l’image de son fief de la côte ouest : la représentante cool d’une scène émergente et enthousiasmante qui expérimente sur la forme et n’hésite pas à raconter une Amérique cabossée, fracturée. Avec Kathryn Scanlan ou Sam Sax (aussi publié·es en France à La Croisée) l’écrivaine et éditrice de la revue littéraire d’avant-garde McSweeney’s Quarterly dépoussière les thématiques du grand roman américain.
Portrait de boxeuses
Dans Combats de filles, qui a figuré en 2024 dans la liste du Booker Prize et a été finaliste du Pulitzer, elle dresse le portrait de huit boxeuses de moins de dix-huit ans le temps de sept matchs qui les opposent à Reno, Nevada. Tout y est : le portrait d’une Amérique fauchée qui sillonne le pays pour un tournoi déserté, les corps déjà cabossés des adolescentes, les relations familiales dysfonctionnelles, les temporalités qui s’entrechoquent entre passé, présent et futur et une forme en fragments tantôt nerveuse tantôt réflexive. Rita Bullwinkel se désole que, dans son pays, on annonce sans cesse la “mort du roman”, qu’on affirme “que c’est une forme d’art démodée”. “Pour parler du temps, continue-t-elle, il n’y a rien de mieux.”
C’est justement la littérature de ses compatriotes qui lui donne envie de se mettre à écrire des nouvelles à l’âge de 18 ans. Après avoir passé son enfance à dévorer la série des Nancy Drew jusqu’à l’écœurement, elle découvre au hasard d’un cours optionnel d’écriture créative à l’Université les romans de Lydia Davis, Ben Marcus, Colson Whitehead, Renee Gladman. Au moment de commencer l’écriture de Combats de filles, le sujet du sport s’impose à elle. “J’ai été dans mon adolescence co-capitaine d’une équipe de Division 1 de water-polo”, explique l’autrice. De son expérience d’athlète, elle se souvient de l’état “physique et émotionnel” très particulier dans lesquels les tournois la plongeaient. Elle en rend compte avec une précision tranchante dans Combats de filles.
Un amour absolu de la fiction
Elle n’a jamais boxé, mais elle voit quelque chose de très littéraire dans ce sport, dans la manière dont “il ressemble à un dialogue. Comme personne ne parle, on dirait que les corps entrent en conversation”. Son écriture capte son dynamisme, son imprévisibilité. Bullwinkel est avant tout une excellente portraitiste, qui réussit à dire en quelques phrases précises la bizarrerie de l’adolescence, poussée à son paroxysme sur le ring.
En écrivant le roman, elle s’est d’ailleurs mise dans la peau de chaque personnage comme dans ces “mises en scène expérimentales dans lesquelles un acteur joue tous les personnages d’une pièce de Shakespeare”. Dans l’écriture comme dans le sport, affirme-t-elle, on peut atteindre le runner’s high : une impression de sortir de son corps, de flotter. Elle le dit dans un sourire, qui ne laisse aucun doute sur cet amour sincère, presque absolu pour la fiction. Qui déborde de chaque page de Combats de filles.
Combats de filles de Rita Bullwinkel, traduit de l’anglais (États-Unis )par Hélène Cohen, Éditions La Croisée, 208p., 22€. En librairie.