Quand le docteur Olivier Decroix a reçu mi-juin, comme vingt autres médecins en Gironde, un coup de téléphone puis un courrier recommandé de la CPAM (Caisse primaire d’assurance maladie) le « ciblant » pour avoir prescrit trop d’arrêts maladie par rapport à ses confrères du secteur, le praticien est tombé des nues. Lui qui exerce dans le quartier défavorisé de la Châtaigneraie à Pessac, près de Bordeaux, a tenté de se justifier auprès de l’Assurance maladie :
« La plupart de mes patients sont jeunes, ils travaillent dans des métiers physiques et souffrent souvent de troubles musculo-squelettiques nécessitant des arrêts longs. Depuis le Covid, il y a aussi beaucoup de burn-out. »
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Mais ses arguments n’ont pas vraiment convaincu. Pendant quatre mois, il devra donc envoyer et faire valider par la CPAM tous ses arrêts maladie, avec consigne d’en prescrire moins. Concrètement, pour chaque prescription, le médecin doit fournir un argumentaire complémentaire au Service médical qui donnera son avis avant que les indemnités journalières de l’assuré puissent être versées.
Des chiffres opaques et absurdes
Installée à Bordeaux, la docteure Colette Charrier est spécialiste juridique au sein de la Fédération des médecins de France, un syndicat de praticiens. « Les chiffres sont opaques et absurdes, s’emporte-t-elle, les médecins-conseils de la CPAM comparent les prescriptions du généraliste incriminé à celles de quelques autres cabinets installés dans le même quartier, ce n’est pas du tout représentatif. Ils comptabilisent aussi les arrêts de travail prescrits par les remplaçants ou à l’hôpital. Deux médecins en congé maternité ont ainsi été rappelées à l’ordre alors qu’elles n’avaient pas vu un seul patient depuis des mois ! »
Elle affirme par ailleurs que les arrêts de complaisance, s’ils ont existé jadis, n’ont plus cours aujourd’hui : « Il fut un temps où certes, les médecins couraient après leur clientèle et ne voulaient pas être vus défavorablement, mais aujourd’hui, c’est l’inverse, on refuse des patients. »
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De son côté, l’Assurance maladie rappelle qu’elle a dépensé l’an dernier près d’un milliard d’euros de plus comparé à 2023 pour indemniser des arrêts de travail. « Si 60 % de la croissance de ces dépenses peuvent s’expliquer par l’augmentation des salaires, le vieillissement de la population active ou la situation épidémiologique, observe la CNAM, 40 % de l’augmentation sont liés au fait que les assurés s’arrêtent en moyenne plus longtemps et sont globalement plus nombreux à être concernés par un arrêt de travail à âge identique. On constate qu’il y a de nombreux arrêts de très longue durée sans suivi médical qui se traduisent par une forte désinsertion professionnelle. »
Un harcèlement administratif
La CNAM précise encore que seuls les médecins prescrivant au minimum le double d’arrêts de travail par rapport à leurs confrères à caractéristiques identiques ont fait l’objet de l’ouverture d’une procédure. « Il y a un jeu politique derrière tout cela », réagit ce généraliste installé en Dordogne et qui souhaite rester anonyme. C’est une chasse aux sorcières, un peu comme si vous reprochiez à un professeur d’être seul responsable du taux de réussite au baccalauréat dans son lycée. »
Généraliste à Floirac, près de Bordeaux, le docteur Jean-Dominique Fayard dénonce, lui, un harcèlement administratif. « Il y a vingt ans, la Sécurité sociale affirmait que 2 % des arrêts de travail étaient litigieux et aujourd’hui, ce serait la moitié. C’est injurieux et dystopique. On sait qu’en réalité, ces abus concernent une toute petite frange de médecins, autour de 5 %, mais il faut un bouc émissaire et c’est le généraliste alors que c’est tout le système de santé en France qui est en faillite totale. »
« Le vrai problème, renchérit pour sa part le généraliste périgordin, ce sont les actifs de plus de 50 ans qui sont en arrêt de travail long. Les maladies professionnelles explosent et ces personnes se retrouvent sans aucune possibilité de reconversion ou de rebond. Mais ça, la Sécu n’en parle pas ! »
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