S’il y a un moment dont il faut profiter dans une carrière d’auteur, c’est bien celui, éphémère, où l’on est découvert. Les premiers articles, les premières invitations dans les Salons et les médias, les premières listes… Dès la fin du printemps, journalistes, libraires et jurés ont commencé à faire l’écrémage dans les piles de nouveautés. La rumeur circule… et se concrétise aujourd’hui. On vient d’apprendre que le très prescripteur prix Stanislas (remis à un premier roman), qui sera décerné à Nancy le 13 septembre, couronnera Agnès Gruda pour Ça finit quand, toujours ? (Les Equateurs). Paul Gasnier, avec La Collision (Gallimard), commence à prendre dans les médias. De notre côté, nous misons tout sur Mathilda di Matteo pour La Bonne Mère (L’Iconoclaste). Le bouche-à-oreille prête d’ores et déjà un beau succès à ce livre vivant et coloré. On suivra aussi de près la réception du récit de Rebeka Warrior, Toutes les vies (Stock), qui présente le profil parfait pour le prix de Flore (voire pour le Médicis). Rendez-vous début novembre pour savoir qui d’elles deux, ou des cinq autres primo-romanciers que nous avons choisis, aura su tirer son épingle du jeu.
Mathilda di Matteo : la bombe marseillaise
Disons-le tout net, ce livre, on l’a aimé dès ses premières lignes. A peine franchie sa couverture pop, on s’est laissé emporter. Parce qu’elle ne se lit pas, cette voix qui déborde dès la première page, elle s’écoute, sautille, rebondit dans l’encre noire sur fond blanc avec ses mots uppercut et son accent coloré. Cette voix, c’est celle de Véro, une mère qui regarde sa gosse, sa « gâtée », sa minotte, Clara, de son prénom, plus tellement gosse, partir à Paris faire des études à Sciences Po. Avant même de prendre le train à Saint-Charles, Clara parle déjà « pointu ». Elle fréquente un « Parisien », un « girafon » (en référence au cou de l’animal) et quand elle revient, « elle veut même plus regarder la télé parce que c’est en français. C’est si mal doublé, maman, je sais pas comment tu fais », reproche-t-elle à Véro. Clara a besoin de se réinventer autrement, loin de Véro, cette mère pas comme les autres, marseillaise, encombrante, exubérante tendance cagole. Tout est trop chez Véro : « Certains disent, comme pour contrer son pouvoir, qu’elle est vulgaire. Moi, je dirais qu’elle est solaire. Un soleil de canicule, du genre incendiaire », résume Clara.
Mais La Bonne Mère n’est pas que le récit des hontes qui accompagnent la rencontre de deux milieux sociaux. Mathilda di Matteo y narre aussi l’histoire de deux femmes qui se chamaillent, s’éloignent, puis se découvrent miroirs. Le mépris de classe qu’affronte Clara, la jalousie du « Napolitain », son père, dont la violence déborde et envahit la vie de sa mère, l’amour qu’elles se portent et ces hommes qui savent si peu les aimer, bien des choses les rapprochent, bien plus que ce qu’elles imaginaient. Il y a aussi Marseille et sa Bonne Mère auxquelles, dans les toutes dernières lignes, la gouaille de Véro rend un hommage drôle et touchant. On les relit pour ne pas quitter Véro trop vite. Agnès Laurent
La Bonne Mère, par Mathilda di Matteo. L’Iconoclaste, 368 p., 20,90 €.
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L’éditeur Philippe Rey a le chic pour dénicher et lancer les premiers romans. En 2023, il avait ainsi publié l’excellent L’Allègement des vernis de Paul Saint Bris et Ce que je sais de toi d’Eric Chacour, vendus respectivement à plus de 20 000 et plus de 100 000 exemplaires en grand format. On souhaite un succès comparable au débutant de cette année, Ramsès Kefi : déjà soutenu par les libraires, Quatre jours sans ma mère est porté par une rumeur flatteuse depuis le mois de juin.
© / Philippe Matsas / Philippe Rey
L’action se situe dans une banlieue molle, à 11 stations de train de Paris. Deux exilés tunisiens, Hédi, ancien maçon, et son épouse Amani, femme de ménage à la retraite, y tournent en rond. Ils hébergent toujours chez eux leur fils de 36 ans, Salmane, qui travaille dans un fast-food et traîne le soir. Un jour, Amani disparaît sans laisser d’adresse ni autre explication ni information. Volontiers défaitiste, Hédi laisse vite tomber l’affaire et enlève son alliance – la cause est perdue. Déboussolé dans sa chambre d’enfant (encore tapissée d’un papier peint Schtroumpfs), Salmane ne baisse pas les bras. Il comprend que sa mère n’a pu que retourner au pays. Mais pourquoi ? Le lecteur découvrira dans la dernière partie quels étaient ses raisons et secrets… Avant cela, Kefi nous aura fait faire un tour de son quartier. Si Quatre jours sans ma mère est un portrait de femme, c’est aussi un livre sur une petite cité (sept tours HLM), une zone périurbaine à la lisière de la ville et de la forêt avec ses personnages truculents, les restes de son argot d’antan, des habitudes qui changent – le bar PMU fait de la résistance, mais la chicha a remplacé la pipe et le pastis. Le ton, drôle et poétique, rappelle les Chroniques de l’asphalte de Samuel Benchetrit. Avec son prénom de pharaon, Ramsès Kefi pourrait régner sur les primo-romanciers de cette rentrée. Louis-Henri de La Rochefoucauld
Quatre jours sans ma mère, par Ramsès Kefi. Philippe Rey, 203 p., 20 €.
Rebeka Warrior : zen, restons zen
Elle s’était révélée dans la scène alternative nantaise avec le duo post-situ Sexy Sushi, avant de briller à l’international au sein d’un autre tandem de musique électronique, Kompromat. Avec ses tatouages, son crâne rasé et sa radicalité de façade, Rebeka Warrior risque de faire fuir les lecteurs du Figaro. Ce serait fâcheux, tant son premier livre, Toutes les vies, est un havre de paix intérieure (mais aussi d’humour par moments) malgré un sujet difficile.
© / Marie Rouge / Stock
La chanteuse y raconte deux saisons en enfer, vécues de 2015 à 2017. On diagnostique à sa compagne un cancer du sein. Elles combattent ensemble la maladie, un début de rémission les illusionne un temps, avant que des métastases au cerveau ne mettent fin à leurs espérances – et voilà que Rebeka Warrior, plus habituée aux clubs berlinois, se retrouve à dire adieu à la femme de sa vie sous la coupole néobyzantine du Père-Lachaise. Avant, pendant et après le deuil, elle aura beaucoup voyagé, à la fois à l’étranger et dans son esprit. Si elles ont un look comparable, Rebeka Warrior n’écrit pas avec le style sec et altier (façon Thomas Bernhard) de Constance Debré. Elle s’avère plus humble et plus sensible. Trentenaire lorsque le ciel lui tombe sur la tête, elle cherche d’abord l’abrutissement dans la kétamine, ou l’extase dans l’ayahuasca. C’est dans la littérature, la méditation et le bouddhisme zen qu’elle trouvera la lumière. Toutes les vies tient à la fois du manuel de survie et de l’essai littéraire. Les goûts de Rebeka Warrior évoluent pour le meilleur au fur et à mesure. Au début, elle cite Sartre (au secours !). Puis elle se ressource en lisant Hervé Guibert. Viennent d’autres auteurs, tous « vieux, blancs, cis et morts » : Rousseau, Herman Hesse, Marc Aurèle et enfin Thomas Mann. Ce très beau livre n’est en rien une montagne, mais il a quelque chose de magique. L.-H. L. R.
Toutes les vies, par Rebeka Warrior. Stock, 275 p., 20,90 €.
Pierre Boisson : moi, Christine P.
© / Astrid di Crollalanza / Éditions du sous-sol
C’était à lire dans un numéro de La Nouvelle Revue française paru à la fin de l’année 1974. Le vieil académicien Marcel Arland y recommandait deux débutantes : Annie Ernaux, qui venait de publier Les Armoires vides chez Gallimard, et Christine Pawlowska, remarquée pour Ecarlate, paru au Mercure de France. Arland leur promettait à chacune une brillante carrière. Un demi-siècle plus tard, le constat est amer : si Ernaux est devenue une icône (pour le meilleur et pour le pire), tout le monde a oublié Pawlowska (morte dans l’anonymat en 1996). Journaliste à Society et coauteur de l’incroyable enquête sur Dupont de Ligonnès, le journaliste Pierre Boisson a voulu réhabiliter la disparue.
Il faut avoir les nerfs solides pour lire Flamme, Volcan, Tempête, tant la vie de Christine Pawlowska est un cauchemar. Victime d’inceste, elle tente une première fois de se suicider à 12 ans. Malgré le succès d’Ecarlate (10 000 exemplaires vendus), elle sombre, notamment à cause du père de ses enfants, Gipsy, un repris de justice italien qui lui en fait voir de toutes les couleurs. En 1975, elle tente de le tuer dans son sommeil à coups de fer à repasser. Elle ne publiera plus rien, renouera avec l’effroyable Gipsy (qui la bat), avant de mourir dans des conditions mystérieuses (crise d’asthme ? suicide ? assassinat ?).
Ce récit a deux défauts : l’auteur fait preuve d’une certaine naïveté dans son analyse de l’histoire littéraire récente, et le destin de Christine Pawlowsla est tellement glauque qu’il ferait passer Nathacha Appanah pour un écrivain du bonheur à la Jean d’Ormesson. 200 pages sans aucune lumière, c’est un peu long… Pierre Boisson confirme en revanche qu’il est un remarquable enquêteur, et son récit est très bien construit. S’il s’empare de sujets moins sinistres, nul doute qu’il écrira d’excellents livres à l’avenir. L.-H. L. R.
Flamme, Volcan, Tempête, par Pierre Boisson. Editions du sous-sol, 216 p., 21 €.
Julie Brafman : le dernier amant
« Qu’on la vénère ou qu’on voie en elle (comme Philippe Sollers) une « grenouille embagousée », la postérité a tranché : toujours très lue, Marguerite Duras est devenue un mythe durable. La fin de sa vie demeure déconcertante : pourquoi, de 1980 jusqu’à sa mort en 1996, a-t-elle vécu avec Yann Andréa, un homme de trente-huit ans son cadet qui préférait les garçons ? Réputée pour son homophobie forcenée (elle voyait dans la « pédérastie » une « horreur »), Duras aura connu de bonnes années auprès d’Andréa. A la fois chéri et esclavagisé par sa compagne, lui disait qu’elle l’avait peut-être choisi par nostalgie pour les boys de l’Indochine de sa jeunesse…
« Cette relation, que l’on qualifierait aujourd’hui de « toxique », est au cœur de Yann dans la nuit, le premier récit littéraire de Julie Brafman. Avec autant de sérieux que de délicatesse, la journaliste de Libération est retournée sur les lieux où flottent encore les fantômes de ce duo improbable, de la rue Saint-Benoît à Paris jusqu’à l’hôtel des Roches Noires à Trouville. Elle a interrogé les derniers témoins. Alcoolique et caractérielle, Duras a visiblement trouvé un équilibre auprès d’Andréa – c’est pendant leur concubinage, en 1984, qu’elle publie L’Amant. Mais lui, que cherchait-il ? Dandy réservé, hanté par la dépression, il semble s’être brûlé les ailes auprès d’elle. Ecrivain velléitaire, il survivra jusqu’à 2014 en s’enfonçant dans la solitude. Le beau récit de Julie Brafman s’inscrit dans une tendance actuelle, en complétant deux livres aussi passionnants sortis ces derniers mois : Un autre m’attend ailleurs de Christophe Bigot (sur l’histoire de Marguerite Yourcenar et Jerry Wilson) et Mauvais élève de Philippe Vilain (sur sa propre liaison avec Annie Ernaux). Cohérent au pays de la grande Colette, célèbre pour son aventure avec son beau-fils Bertrand de Jouvenel… L.-H. L. R.
Yann dans la nuit, par Julie Brafman. Flammarion, 311 p., 21 €.
Raphaël Sigal : le chagrin et l’oubli
© / Laetitia d’Aboville / Robert Laffont
Depuis quelques années, le prix Méduse lance la rentrée littéraire en récompensant une révélation. Après les succès de Clémentine Mélois et d’Alice Renard, c’est au tour de Raphaël Sigal d’être primé pour un livre étonnant sur les non-dits de la Shoah. Sa Géographie de l’oubli n’est ni une fiction, ni une enquête. C’est un labyrinthe poétique dans les méandres de la mémoire familiale, une méditation sur les silences transmis d’une génération à l’autre. Le professeur de littérature à Amherst College se concentre sur sa grand-mère Suzanne, juive allemande qui a fui le nazisme et a été cachée chez les bonnes sœurs en France. Une grande mère bavarde, mais muette dès qu’il était question de son enfance. « La mémoire est une notion singulière dans une famille juive d’Europe de l’Est, elle arrive toujours accolée au devoir. Nous avons le ‘devoir de mémoire’, le devoir de nous souvenir de ce qui nous est arrivé il y a une, deux, trois générations. Mais qu’est-il arrivé au juste ? Je ne le sais pas exactement, ou alors très peu. Dans ma famille, ce devoir de mémoire ressemble davantage à un devoir d’oubli. Il a fallu oublier pour pouvoir continuer à vivre. » A cet oubli volontaire s’ajoute l’oubli involontaire, puisque Suzanne, dans les dernières années de sa vie, a sombré dans la maladie d’Alzheimer. Si certains passages sur la longue et difficile genèse du projet littéraire peuvent agacer, cette grand-mère fantasque, bourgeoise et bohème prend peu à peu vie. Le livre finit par bouleverser lorsqu’il révèle les souvenirs consignés par Suzanne sur son ordinateur, alors même qu’elle perdait la mémoire et retournait en enfance. On n’oubliera pas cette ultime phrase : « La guerre est finie. Oui, peut-être, mais moi, je ne peux pas l’oublier. » Thomas Mahler
Géographie de l’oubli, par Raphaël Sigal. Robert Laffont, 144 p., 17 €.
Anders Lustgarten : Thelma et Louise chez les migrants
© / DR / Actes Sud
Evidemment, le titre laisse craindre un sinistre roman où les cérémonies funèbres se succèdent. Erreur ! Sous cet intitulé se cache un road trip délirant façon Thelma et Louise. Un matin, une infirmière anglaise, au lendemain d’une beuverie qu’on devine mémorable compte tenu de son état, tombe nez à nez avec un cadavre sur une plage du sud de l’Angleterre. Intriguée par le comportement du policier appelé pour les premières constatations, elle embarque le cadavre et le policier menotté dans sa voiture et traverse le pays poursuivie par un autre policier, bien déterminé à la faire taire… et à récupérer le mort, quitte à user d’une violence extrême.
Raconté ainsi, ce premier texte romanesque du dramaturge britannique Anders Lustgarten peut sembler farfelu, mais il aborde un des thèmes les plus sensibles en Grande-Bretagne ces dernières années, celui de l’immigration clandestine et des peurs et des fantasmes qu’elle suscite. Trois enterrements est d’abord l’histoire d’Omar et d’Abdi Bile, deux hommes qui tentent de traverser la Manche sur un bateau de fortune. Deux hommes qui, morts ou vifs, vont être l’objet d’un affrontement entre deux visages de la société britannique : ceux qui ne veulent pas d’étrangers sur leur sol et ceux qui, en dépit de leurs propres difficultés, refusent que l’on traite d’autres êtres humains comme quantité négligeable. L’auteur, qui a déjà abordé la question migratoire dans sa pièce Lampedusa, choisit cette fois la forme romanesque et légère pour rappeler que les dirigeants ne sont pas les seuls à pouvoir agir, que l’action venue des simples citoyens est aussi un moyen de rétablir un peu de justice. Un livre précieux, les échos sur les violentes manifestations contre des lieux d’hébergement en Grande-Bretagne ces dernières semaines montrent qu’il est d’une actualité brûlante. A. L.
Trois enterrements, par Anders Lustgarten, trad. de l’anglais par Claro. Actes Sud, 326 p., 22,50 €.
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