Fort de ses vingt-trois années de vécu dans le rugby pro français, le boss de l’ASM revient sur notre sondage des managers de Top 14, livre son regard sur la saison à venir et décrypte les mécanismes qui permettent à un club de déterminer et de réajuster ses objectifs en cours de saison, exemples à l’appui.

La semaine dernière, le vote des entraîneurs de Top 14 a révélé un championnat à trois étages : un pour le titre, un pour la qualification, et un autre pour le maintien. Quelle est votre opinion ?

J’y vois une évolution par rapport à l’année dernière, car nous avions un groupe de tête et un groupe de poursuivants qui pouvaient se qualifier mais qui pouvait descendre aussi. Ces trois groupes viennent donc de la montée surprise de Montauban, qui n’a pas eu beaucoup de temps pour se préparer en conséquence. On peut donc se dire que cela va être compliqué pour eux mais en même temps, quand tu es capable de faire ce qu’ils ont fait sur la fin de saison dernière, phases finales y compris, ils peuvent exister en Top 14. Souvenons-nous de Vannes, d’ailleurs. Sur le haut du classement, je ne pense pas que Toulouse soit le seul candidat au titre. À mon sens l’UBB fait aussi partie de cette caste avec son expérience et son effectif. Le championnat va encore être diabolique…

Cette fameuse caste des équipes qui visent le titre est tout de même très réduite…

C’est vrai. Cela ne veut pas dire qu’il n’y aura pas des surprises. Mais Toulouse et Bordeaux se démarquent. J’ajouterais Toulon au nom de leur continuité, du travail effectué et de l’expérience acquise. Derrière, certaines équipes ont bien recruté comme Pau ou Perpignan donc le championnat aura une locomotive à trois équipes et ses poursuivants.

En tant que manager, vous avez connu des situations où votre équipe a été promise au titre, et d’autres où l’on vous promettait l’enfer après une montée. Comment les gérer d’un point de vue managérial ?

Les leviers de motivation sont différents. Si, comme Toulouse, douze managers de Top 14 te voient vainqueur, cela veut dire que tu as l’étoffe d’un champion, et un statut à assumer. Si l’on te met à cette place, c’est aussi parce que tu as des grands joueurs, des compétiteurs qui veulent marquer l’histoire. Dans ces conditions, tu peux appuyer sur la performance, l’exigence, la qualité du jeu, le microdétail… Mais quand tu montes en Top 14, les leviers ne sont pas les mêmes…

Comme quand vous êtes monté en Top 14 avec Oyonnax en 2013…

Oui, même s’il faut préciser qu’à cette époque, le premier montait directement. Nous avons donc eu du temps pour nous préparer, car nous connaissions notre sort vers le mois de mars. Nous nous étions armés. Mais quand tout le monde dit que tu vas descendre, tu dois actionner d’autres leviers : il faut faire appel à l’orgueil, aux notions de combat, d’état d’esprit, ne rien lâcher… Dans les deux cas, une chose reste capitale : tout le monde doit être aligné sur les mêmes objectifs : club, staff, leaders et joueurs.

Comment fixe-t-on des objectifs en début de saison d’ailleurs ?

Je fonctionne de la même façon depuis 2007 : à l’époque, je travaillais avec Olivier Nier qui, en plus d’entraîner, était prof de management. Il m’avait beaucoup inspiré et nous travaillions sur une vision commune. En présaison, on co-construisait le chemin de notre saison. Quelle est notre raison d’être ? Que veut-on gagner ? Quelles sont nos valeurs ? Quel jeu veut-on pratiquer ? En répondant à ces quatre questions, le groupe va décider de ses objectifs. Cette saison à Clermont, nous avons fait treize réunions projet sportif/vision. Elles n’ont pas dépassé 20 minutes, mais chacun travaille sur une question, on échange, on se confronte. Ensuite, on a terminé par le « stage vision  » où chacun a voté pour s’exprimer et s’engager. Car à mon sens, une saison se réussit en salle.

Comment ça ?

S’entraîner, travailler dur, travailler son rugby, faire de la musculation, tout le monde le fait. Par contre, arriver à fédérer la majorité d’un groupe autour d’une vision commune, c’est beaucoup plus dur. Mais si tu y arrives, il ne peut pas t’arriver grand-chose. Vous savez ce qu’on dit d’une équipe ?

Non…

Une équipe, c’est trois tiers : un tiers qui te suit et te soutient, un tiers qui ne croit pas en toi, et un tiers qui est entre les deux. Si tu arrives à convaincre ce dernier tiers, il ne peut rien t’arriver. Sinon, tu ne passes pas novembre…

Et qu’arrive-t-il quand le staff et les joueurs ne sont pas d’accord sur les objectifs ?

Il arrive même que les joueurs ne soient pas d’accord entre eux ! Je vais vous citer un cas d’école, Oyonnax en 2014, la saison où l’on se qualifie en Top 14. L’année d’avant, on finit douzièmes en se maintenant d’extrême justesse, à un point au goal-average avec Perpignan. Pour la deuxième saison, on avait fait un bon recrutement avec des mecs comme Soane Tonga’uhia et Maurie Fa’asavalu qui étaient ambitieux. Sauf que dans le groupe, j’avais deux courants : d’un côté ceux qui avaient vécu le maintien miraculeux, et de l’autre ceux qui débarquaient et qui voulaient gagner. En clair, les premiers visaient le maintien et les autres voulaient le top 8. Pendant toute la présaison, je n’ai pas réussi à les mettre d’accord. Arrive la pause du mois de novembre, et là on est derniers, avec tous les voyants de performance au rouge. On refait le point, et là rebelote, les deux courants s’opposent. Je revois encore Thibault Lassalle dire qu’on était nuls et qui s’énervait à chaque fois qu’il entendait parler de top 8. Mais les nouveaux ne lâchaient pas car ils trouvaient qu’on s’entraînait bien, qu’on avait une bonne équipe, qu’on perdait de peu… Cette fracture au sein du groupe me faisait même douter.

Qu’avez-vous fait alors ?

On avait deux matchs à reprise : un déplacement au Racing et la réception de La Rochelle. J’ai dit aux joueurs que si on récoltait cinq points sur ces deux matchs, on jouait le top 8. Si on prenait moins, on visait le maintien. Résultat, on gagne au Racing et on bat la Rochelle avec le bonus. Soit neuf points sur deux matchs, et c’est à ce moment que tout le groupe s’est réaligné sur le même objectif. Après, on a profité des méformes de certaines équipes comme Bordeaux pour décrocher la qualification. Tout cela pour dire que si tout le monde n’est pas uni autour d’un projet, tu ne vas nulle part.

Quand décidez-vous de réajuster les objectifs ?

On travaille par blocs de matchs avec des objectifs mais à mon sens il y a deux temps forts : novembre et pendant le Tournoi. Lors de ma première saison à Bordeaux, nous avions décidé de viser le top 6 en début de saison mais au retour des internationaux après le 6 Nations, nous étions premiers avec 13 points d’avance sur le dernier qualifié. Donc nous avons reposé la question : Top 2 ? Top 4 ? Ou on reste comme ça ? Et là, nous avons réajusté et opté pour le top 2. Sauf que deux semaines plus tard, le Covid est arrivé… Terminé.

Les joueurs peuvent-ils réajuster les objectifs d’eux-mêmes ?

Bien sûr. Cela doit venir des leaders, qui sont la courroie de transmission entre le staff et l’équipe. Les leaders doivent avoir de la place pour s’exprimer, pour s’épanouir. Ce sera d’ailleurs mon grand chantier de la saison à Clermont : faire de la place pour nos leaders. Car si tu as des leaders forts, tout est plus facile.