La Sibérie comme point de départ, la Chine en terminus. Entre les deux, un gazoduc de plus de 7 000 kilomètres. Voici « Power of Siberia 2 », le projet géant pour lequel la Russie et la Chine viennent de signer un « mémorandum juridiquement contraignant ». Une étape de plus vers la concrétisation d’un programme cher à Vladimir Poutine, mais que Xi Jinping freinait. Ce nouveau gazoduc, qui passerait par la Mongolie, viendrait renforcer les échanges énergétiques entre les deux pays pour plusieurs dizaines d’années.

L’accord n’étant pas définitif, les détails – prix, financements, volumes – n’ont pas été dévoilés. Mais la Chine en sortirait, quoi qu’il arrive, grande gagnante, estime Tatiana Mitrova, chercheuse au Centre sur la politique énergétique mondiale de l’Université de Columbia (Etats-Unis) et à l’Institut d’études énergétiques d’Oxford (Royaume-Uni). C’est surtout, selon elle, la preuve « que ces pays sont très sérieux dans leur volonté de développer un marché énergétique alternatif » et « de revendiquer le nouvel ordre économique mondial ».

L’Express : La Chine ne semble pas vouloir faire étalage de cet accord avec la Russie. A-t-elle vraiment besoin de ce gaz ?

Tatiana Mitrova : Je surveille les médias chinois, et toutes les informations concernant ce mémorandum proviennent soit de sources russes, soit de médias internationaux comme Bloomberg. Il n’y a donc aucune déclaration officielle chinoise à ce sujet. Ils ne le nient pas, mais ne le confirment pas non plus. C’est très intéressant. Cela me laisse penser que la Chine conserve une certaine marge de manœuvre sur de futurs développements. Mais pourquoi signer ce mémorandum maintenant ? En ce qui concerne le gaz, rien n’a changé pour la Chine. Elle s’est montrée très prudente lorsque la Russie a proposé ce projet en 2014. Elle l’était encore en 2019 lorsque les premières livraisons de gaz ont commencé via « Power of Siberia 1 ».

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La première mesure concrète prise remonte à février 2022, pendant les Jeux olympiques de Pékin, une semaine seulement avant l’invasion russe en Ukraine. Les deux nations ont signé un protocole d’accord, puis, après le début de la guerre, ont tout suspendu. Ensuite, la Chine et la Russie se réunissaient deux fois par an, signaient une déclaration disant qu’ils continueraient à discuter. C’était tout. Moscou poussait très fort, se disait prêt à démarrer dès le lendemain ; Pékin restait absolument indifférent. Et pour cause : que ce soit il y a cinq ans, trois ans ou maintenant, la Chine n’a pas besoin de ce gaz. Elle augmente activement sa production nationale et s’est assuré un approvisionnement diversifié en gaz naturel liquéfié (GNL).

Pourquoi la Chine a-t-elle décidé d’avancer ?

Sa perception, sur la sécurité de ses approvisionnements, a changé. La Chine a revu sa position au prisme de la guerre commerciale avec les États-Unis, le GNL américain faisant toujours partie de son portefeuille. Pékin a compris que cette option n’était probablement plus si fiable. Ensuite, le récent conflit entre Israël et l’Iran, alors que ce dernier menaçait de bloquer le détroit d’Ormuz. Cela signifie que le GNL qatari n’est pas non plus une option si sûre pour la Chine. Ces deux éléments ont pu contrebalancer son approche très dogmatique en matière de sécurité énergétique et de diversification des sources. Pour Pékin, il existe désormais des menaces plus importantes que celle d’une dépendance un peu trop forte vis-à-vis de la Russie.

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Mais encore une fois, le contrat n’est pas signé. Les deux protagonistes doivent encore fixer le prix et les volumes. Pour moi, cet accord revient à dire que la Chine se positionne sur une option et n’aura même pas à payer pour cela ! Car la Russie finance tout, du moins sur son territoire. C’est aussi un message géopolitique clair envoyé aux Etats-Unis. Enfin, la Chine se donne un bien meilleur pouvoir de négociation avec les autres fournisseurs de GNL, car elle pourra toujours se référer, comme alternative, à ce gaz russe très bon marché.

Sur le marché mondial du gaz, la Chine acquiert même un pouvoir que personne d’autre n’a pour le moment. C’était probablement la réflexion derrière leur décision : obtenir plus d’options sans rien sacrifier, irriter les États-Unis et envoyer un signal géopolitique clair : pour la première fois depuis le début de la guerre, la Chine soutient la Russie.

Vous dites que la Chine sort enfin de son « ambiguïté étudiée ».

Les camps sont désormais formés. Mais ils peuvent encore changer. Cela peut n’être qu’une étape d’un grand jeu de négociations. La réaction de Donald Trump sera à surveiller. Il n’a pas bronché suite au récent transport de GNL de la Russie vers la Chine via le cargo Arctic LNG 2, pourtant sous sanction…

Côté russe, ce projet de gazoduc est défendu depuis longtemps par Vladimir Poutine. Il ne remplacera pourtant pas le marché européen…

Pas en volume, et encore moins en revenus. Excepté Nord Stream, tous les gazoducs vers l’Europe ont été construits il y a longtemps. Ils étaient déjà amortis. Les marges étaient énormes, une vraie machine à cash. Ici, la Russie doit financer elle-même la construction dès le départ. Il s’agit aussi d’un nouvel itinéraire assez difficile en raison de la géographie et du relief. Enfin, les prix que la Chine pourrait accepter seront bien moindres. Ils se situeraient quelque part entre les tarifs de « Power of Siberia 1 » – soit entre 225 et 250 dollars par millier de mètres cubes – et ceux appliqués aux consommateurs industriels russes – de l’ordre de 120 à 130 dollars par millier de mètres cubes. Des niveaux très bas. Pour la Chine, ce pourrait être le gaz le moins cher qu’elle importe. De quoi doper son économie et sa compétitivité.

Pour la Russie en revanche, la rentabilité serait minime. Si l’on appliquait le prix de « Power of Siberia 1 » à ce nouveau projet, Gazprom réaliserait une marge faible mais durable. Sauf que je doute de ce scénario. Je pense que le prix sera plus bas. Et que le seuil de rentabilité sera, au mieux, tout juste atteint.

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Cela restera tout de même bénéfique pour l’économie russe : la fourniture d’acier et les travaux de construction vont créer des emplois, contribuer au développement de la Sibérie orientale, et générer des flux de trésorerie. C’est toujours mieux que rien… Mais évidemment, cela ne compense pas du tout les restrictions sur le marché européen.

Est-ce le début d’un nouvel axe énergétique entre la Russie et la Chine ?

Comme je l’ai mentionné, il semble que ce ne soit qu’une première étape dans ce jeu de négociations avec les États-Unis. Imaginons que demain, Trump propose à Poutine de lever toutes les sanctions et, par exemple, oblige ExxonMobil à entrer dans des projets russes comme Arctic LNG 2 ou Yamal. Peut-être que Poutine changerait d’avis… Il peut y avoir des rebondissements inattendus. Mais la tendance générale observée lors du sommet de l’Organisation de coopération de Shanghai milite pour un alignement beaucoup plus fort entre la Chine, l’Inde et la Russie. Ce que nous n’avions jamais vu auparavant. Ces puissances se sont montrées assez franches au sujet du nouveau monde multipolaire.

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Il ne s’agit pas seulement d’une confrontation militaire ou géopolitique avec les États-Unis, mais de revendiquer le nouvel ordre économique mondial. L’énergie en est évidemment une partie importante. En ce moment, la Chine s’engage dans la prochaine étape de « Power of Siberia 2 » et conclut des accords commerciaux pour des approvisionnements supplémentaires via « Power of Siberia 1 ». L’Inde augmente ses achats de pétrole russe – ce pour quoi elle a été punie par des droits de douane supplémentaires imposés par Trump. Tout cela montre que ces pays sont très sérieux dans leur volonté de développer un marché énergétique alternatif avec des paiements en monnaies nationales et des transactions qui contournent le système financier américain.

Ces trois dernières années, la Chine et l’Inde étaient très silencieuses, prudentes. Les deux pays commerçaient, fournissaient certains équipements à la Russie, mais sous les radars. C’est désormais plus explicite. Cela pourrait vraiment marquer une étape importante dans la construction de cette alliance anti-occidentale.

Outre le gaz, quels sont les liens énergétiques entre la Russie et la Chine ?

Le pétrole est la pierre angulaire de cette coopération. La Chine reste également le principal acheteur de charbon russe, même si cette industrie est en mauvaise posture pour diverses raisons. Il y a aussi cette coopération dans l’Arctique sur le développement de la route maritime du Nord, qui va au-delà de l’énergie. La Chine fournissait des équipements aux projets russes de GNL jusqu’à l’an dernier, quand des sanctions américaines plus strictes ont été imposées. Peut-être va-t-elle maintenant relancer le mouvement.

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Les entreprises des deux pays ont également une longue histoire de coopération nucléaire. Rosatom a construit plusieurs centrales en Chine. Puis les Chinois ont appris à les construire plus vite et mieux. Leurs progrès sont tout simplement époustouflants. D’ici 2030, la Chine sera le plus grand producteur d’énergie nucléaire au monde. Je pense donc qu’au moins sur le plan technologique, en matière de sûreté nucléaire, d’enrichissement d’uranium, ils ont un grand champ de coopération possible. De plus, la Chine participe à plusieurs projets de traitement du gaz. Encore une fois, cette participation est cruciale pour la Russie, et seulement une goutte d’eau pour la Chine.

Mais le financement de « Power of Siberia 2 » sera un moment critique. Si les Russes parviennent à convaincre les Chinois de financer, ou au moins d’accorder un prêt pour la construction de ce projet, je pense que cela ouvrira la porte à d’autres investissements directs par la suite.

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