La Ve République est née en 1958 pour conjurer l’instabilité de la IVe face aux défis auxquels était confronté l’impérialisme français. Son architecture présidentielle, avec un chef d’État fort et une Assemblée disciplinée par le scrutin majoritaire, a permis de former des gouvernements stables pendant plus d’un demi-siècle. Le système reposait non seulement sur la lettre de la Constitution, mais aussi sur une structure sociale et politique relativement ordonnée. De sa fondation jusqu’à 1981, malgré le développement progressif d’une bipolarisation du champ politique, c’est la droite gaulliste et ses alliés qui monopolisent le pouvoir. Après l’élection de François Mitterrand, une alternance émerge, entre un PS fort à gauche et un bloc gaulliste ou libéral à droite, garantissant la légitimité du gouvernement au pouvoir et offrant une issue par les urnes en cas de crise.

Aujourd’hui, ces fondements ont volé en éclats, bouleversés par la polarisation sociale [1]. Cette dynamique se reflète, sur le terrain politique, par l’existence de trois pôles dans le pays : une extrême droite en plein essor, une gauche radicale qui gagne du terrain et un centre libéral qui s’effrite. Il en résulte une crise institutionnelle qui entraîne blocage, ingouvernabilité et désaffection de la population pour les institutions et la classe politique.

Le départ annoncé de Bayrou porte désormais à quatre le nombre de Premiers ministres qui se sont succédé à Matignon depuis 2022, un record sous la Ve République. Or, pour la première fois depuis l’aggravation de la crise politique après la dissolution manquée de 2024, cette instabilité s’accompagne de la perspective d’un nouveau mouvement social, avec des éléments de radicalisation en dehors du contrôle des bureaucraties syndicales. Une situation qui commence à inquiéter la bourgeoisie.

La chute de Bayrou et le rejet de l’austérité

Une fois de plus, c’est la préparation du budget qui a été le déclencheur de la crise. Face à l’impasse qui s’annonçait déjà à l’automne, Bayrou a fait le pari de prendre à témoin la population sur la nécessité de réduire la dette, en proposant un texte austéritaire « sans concession », guidé par la volonté de réduire rapidement le déficit. Avec un objectif de 43,8 milliards d’économies et des mesures emblématiques comme la suppression de deux jours fériés, le gel des pensions et aides sociales, ou la suppression de l’abattement fiscal des retraités, Bayrou a tenté de répondre aux préoccupations immédiates du MEDEF, qui lui a adressé ses félicitations. Mais la rhétorique alarmiste et les tentatives ridicules de « pédagogie », à l’image de cette chaîne Youtube lancée en plein été, n’ont pas suffi à rendre acceptable l’offensive austéritaire, d’une ampleur inédite depuis le plan Juppé de 1995.

Au Parlement, les deux partis qui avaient assuré la survie du régime ces derniers mois ont basculé dans le camp de la censure. Du côté du Parti socialiste, l’échec du conclave sur les retraites avec les directions syndicales avait préparé le terrain à une telle position, favorisée par les élections municipales à venir, qui encouragent les oppositions à durcir leurs positions, et par l’opposition du gouvernement aux propositions de taxe sur les hauts patrimoines et de suppressions de certaines aides aux entreprises. Du côté du RN, dont le choix de la censure pèse encore plus lourd, la décision tactique finale répond, une fois de plus, à un arbitrage entre volonté de « normalisation » au sein du régime et auprès du grand patronat, positionnement d’opposition face à un gouvernement historiquement impopulaire et pressions de son électorat, très largement acquis à la censure.

De fait, ces décisions ont été précédées et surdéterminées par le tollé suscité dans les classes populaires, et dans de larges secteurs de la population, par le budget Bayrou. Celui-ci s’est exprimé de façon frappante sur les réseaux sociaux. L’appel à de nouveaux sacrifices a exacerbé un sentiment « anti-riches » symbolisé par exemple par la contradiction entre une cure austéritaire brutale, d’un côté, et le chiffre de 211 milliards d’aides publiques aux entreprises en 2023, et par les privilèges dont jouissent les politiciens professionnels. Elle s’est traduite dans les enquêtes d’opinion par un niveau d’impopularité inédit pour l’exécutif sous la Vème République et un soutien très large à la censure et aux manifestations contre le budget, le mouvement du 10 septembre étant soutenu par 65% de la population. Un refus net de l’austérité et des sacrifices exigés par le gouvernement qui pose une limite importante au plan des classes dominantes.

Militarisme et endettement : la préoccupation stratégique de l’impérialisme français

Les contradictions sociales et politiques auxquelles Bayrou s’est heurté sont emblématiques de l’impasse à laquelle se confronte le capitalisme français en crise. Les enjeux budgétaires cristallisent un enjeu vital pour la bourgeoisie française dans une crise internationale qui s’approfondit : retrouver des marges de manœuvre pour faire face aux défis de la militarisation et de la guerre commerciale. L’impérialisme français veut en effet tirer parti du désengagement supposé de Washington pour accroître son influence sur la scène européenne, en cherchant à s’imposer comme le centre de gravité de la défense européenne, tant sur le plan militaire (dissuasion, technologie, industrie) que diplomatique et stratégique.

Pour cela, elle cherche à renforcer à la fois ses forces conventionnelles et ses capacités technologiques de pointe (drones, IA, informatique quantique, essaims, robotisation). L’objectif est de conserver un avantage qualitatif qui la distingue en Europe et face à ses rivaux mondiaux, en s’appuyant sur ses colonies et en cherchant à renforcer ses forces de projection. Ainsi, Paris investit simultanément dans le renouvellement de ses deux composantes de dissuasion nucléaire – les sous-marins lanceurs d’engins et l’armée de l’air – tout en préparant la prochaine génération de chasseurs. Elle vise également à être présente dans les nouveaux domaines de la concurrence mondiale : l’espace, le cyberespace et les fonds marins. La Revue nationale stratégique l’indique clairement : Paris se considère comme le moteur de la préparation de l’Europe à un éventuel affrontement avec la Russie à court/moyen terme, dans le cadre d’un projet de sécurité « made in Europe », coordonné au sein de l’OTAN, mais avec une empreinte européenne propre.

Le fait que la France soit dotée d’une forte « culture de la guerre » est un avantage par rapport à ses voisins. Elle peut lui permettre de tirer profit du plan européen ReArm Europe/Readiness 2030 (800 milliards d’euros), soutenu par un tissu industriel et militaire de 4 500 entreprises. Cependant, l’élan vers le militarisme et « l’autonomie stratégique » de la France pourrait s’essouffler en raison des finances publiques. Alors que la dette publique parisienne atteint 3 346 milliards d’euros, Berlin, dont la situation budgétaire est plus viable, s’engage à porter ses dépenses militaires à 5 % du PIB six ans avant le calendrier convenu entre les membres de l’OTAN, en s’ouvrant à l’endettement et investissant comme elle ne l’avait plus fait depuis la Seconde Guerre mondiale. À partir de 2026, le budget total de la défense allemande s’élèvera à 108 milliards d’euros, avec l’objectif de constituer « l’armée conventionnelle la plus forte d’Europe ».

Derrière la crise des finances publiques, ce qui préoccupe la classe dirigeante française, c’est la perspective que Berlin parvienne à convertir sa puissance économique en puissance militaire, bouleversant ainsi les équilibres au sein de l’UE. De ce point de vue, le budget Bayrou n’est pas tant une réponse aux problèmes stratégiques de la bourgeoisie qu’une tentative d’aller le plus loin possible dans l’état du rapport de forces. Or, même une version dure mais atténuée de l’austérité se heurte à la situation politique et surtout sociale [2].

Cette contradiction n’est pas seulement conjoncturelle, elle est l’actualisation d’une tension permanente en France, où le poids des concessions à la classe ouvrière après la Deuxième Guerre mondiale et le niveau de lutte de classes ont compliqué l’insertion du pays dans la mondialisation néolibérale. Ces dernières décennies, les classes dominantes françaises ont en effet peiné à avancer dans la destruction intégrale des concessions acceptées en 1945 par un patronat en situation de faiblesse. Une impasse qui explique en partie l’explosion de la dette, qui a servi à soutenir les profits du patronat qui se trouvait dans l’incapacité de mener une véritable contre-révolution sociale.

Une crise politique XXL et la menace d’une crise de régime

Dans l’immédiat, la situation est marquée par une crise politique XXL. L’échec de deux gouvernements autour des questions budgétaires, l’intensification de la crise internationale depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir et la préparation des différentes forces politiques pour la présidentielle de 2027, qui fragilise le « socle commun » avec LR et favorise l’éclatement de la gauche, rend l’équation encore plus compliquée qu’elle ne l’était jusque-là. À ce stade, le scénario privilégié reste la nomination d’un nouveau gouvernement, Emmanuel Macron voulant éviter une dissolution. D’abord, celle de 2024 a approfondi la crise politique ouverte en 2022 et lui a valu les foudres des classes dominantes. Ensuite, de nouvelles élections législatives risqueraient fort de l’affaiblir et de reconduire une Assemblée sans majorité, au risque de poser la question de sa démission.

Enfin, alors que LFI mise sur la démission de Macron et que le RN demande une dissolution, le chef de l’Etat parie sur la possibilité de dépasser la crise en s’appuyant sur les forces politiques qui ont intérêt à éviter ce scénario qui les affaiblirait, à commencer par LR et le PS. La recherche d’un nouveau Premier ministre se heurte cependant à la difficulté de trouver une formule qui permette d’éviter une censure immédiate et de passer un budget qui ne soit pas trop loin du projet de Bayrou. Alors que les noms de Sébastien Lecornu, Gérald Darmanin, ou Éric Lombard sont évoqués dans la presse, un éventuel nouveau gouvernement du « socle commun » devra réussir à s’attirer la sympathie du PS, qui tente en ce sens un énième come-back en proposant de gouverner sur la base d’un « accord de non-censure » avec la macronie. Justement, le parti d’Olivier Faure craint une dissolution, qui l’obligerait probablement à une nouvelle alliance électorale avec LFI pour ne pas tout perdre. Aussi, son projet de budget ciblant notamment les aides aux entreprises et appelant à l’instauration d’une taxe sur les hauts-patrimoines pourrait servir de base à une négociation avec le pouvoir, en échange d’une mesure symbolique mais limitée visant « les riches » et au nom de la défense de la « stabilité » du régime.

Une telle option resterait néanmoins précaire. En effet, elle impliquerait dans tous les cas une cure d’austérité remaniée pour 2026, ce qui ne manquera pas de susciter une forte colère. Dans le même temps, à l’heure où de nombreuses figures du PS affichent leur volonté de « compromis », les militants du PS eux-mêmes sont conscients qu’« un gouvernement d’unité nationale, c’est la défaite assurée » et qu’une telle politique pourrait donner encore un peu plus d’espace à la gauche dite « radicale » de LFI. Aussi, la dissolution, considérée comme quasiment inévitable par le candidat à la présidentielle Édouard Philippe et demandée ouvertement par l’ancien président Nicolas Sarkozy pourrait rapidement revenir sur le devant de la scène, comme le souligne le constitutionnaliste Denys de Bechillo : « Deux scénarios feraient émerger une nécessité politique de dissolution. Soit une succession d’échecs à nommer un gouvernement qui tienne. Soit une situation de désordres sociaux extrêmes dans la foulée du mouvement du 10 septembre, justifiant un appel aux Français à trancher ».

L’affaiblissement de la figure présidentielle et la menace d’un saut bonapartiste

Une telle dissolution pourrait exercer une pression importante sur la figure d’Emmanuel Macron. « Une dissolution ne pourrait que diviser par deux le nombre de soutiens du gouvernement à l’Assemblée et amener mécaniquement la question de la démission du chef de l’État », souligne en ce sens le député centriste, affilié au groupe LIOT, Harold Huwart. D’ores et déjà, après l’échec de la dissolution et face à l’approfondissement de la crise, la question de son maintien au pouvoir est posée. Cependant, une démission de Macron pourrait ouvrir une crise terminale pour la Ve République. Nicolas Sarkozy, qui est loin de faire l’éloge de Macron, insiste en ce sens dans sa dernière interview au Figaro : « Jamais je n’appellerai à la démission du chef de l’Etat. C’est la République. Elle a des règles. Il convient de les respecter ». Bruno Retailleau est encore plus clair : « Cela fragiliserait nos institutions. Je suis gaulliste. Et cela fragiliserait tous les présidents qui viendront par la suite ». Et pour cause, comme le dit l’éditorialiste Cécile Cornudet dans le journal patronal Les Echos : « La démission du président ouvrirait un précédent et abaisserait la fonction. À la première difficulté venue, le prochain élu serait forcément regardé à cette aune-là : quand partira-t-il ? Il y a des brèches dangereuses ».

Face à l’abîme d’une crise terminale du régime, une réflexion sur une réponse bonapartiste qui permette d’assurer sa survie commence à faire son chemin. C’est le cas chez Nicolas Sarkozy qui juge dans Le Figaro que « Emmanuel Macron doit pouvoir aller au bout du mandat que lui ont confié les Français » et que « le RN est un parti qui a le droit de se présenter aux élections. Il peut donc aussi les gagner si c’est le choix des Français ! » Cette position entend concilier défense de l’intégrité du régime et de son institution reine et réponse politique à la crise, en ouvrant la voie au scénario d’une cohabitation avec l’extrême droite pour éviter un gouvernement marqué à gauche ou, pire, issu de la gauche.

Sur le papier, l’extrême droite pourrait en effet offrir au régime une voie permettant de canaliser l’aspiration de secteurs des classes populaires, gagnés au programme raciste de l’extrême droite et à l’idée qu’il n’y a « pas d’alternative » aux attaques contre les étrangers pour tenter d’améliorer leur situation. Au-delà de Sarkozy, des secteurs du grand patronat envisagent désormais cette possibilité, sur laquelle le RN tente de surfer en se présentant, devant le Medef et dans les médias, comme le parti de la « stabilité ». Le 27 août dernier, Thierry Breton, ancien grand patron, commissaire européen et ministre, assumait ainsi : « [après la chute de Barnier et Bayrou], il y a une troisième voie : appeler au gouvernement le responsable du premier parti à l’Assemblée : le Rassemblement national ». Une déclaration qui montre que cette option se renforce chez des figures des classes dominantes.

Face à cette perspective inquiétante, qui se profile en réponse à l’instabilité et à la crise de la gouvernance bourgeoise, la tentative des bureaucraties syndicales d’empêcher le mouvement ouvrier d’intervenir dans la crise politique pourrait avoir des conséquences criminelles. D’autant plus que des forces, encore naissantes, émergent de la base et offrent la possibilité d’une alternative à la voie de la défaite des dernières décennies, à laquelle ont été condamnés les travailleurs et les secteurs populaires malgré des luttes puissantes.

La colère ouvrière et populaire et le retour du spectre d’une explosion sociale

La nouveauté de la phase de crise politique qui vient de s’ouvrir réside avant tout dans le réveil de la colère ouvrière et populaire. À la différence de la chute de Barnier ou de la précédente dissolution, ce facteur a déjà joué un rôle central dans l’accélération de la crise. Les annonces de Bayrou ont en effet généré un fort rejet. Un refus de l’austérité d’autant plus problématique qu’elle apparaît comme un passage obligé pour les plans des classes dominantes. Cette colère explique l’intérêt suscité rapidement par la date du 10 septembre, incarnant avec son mot d’ordre « bloquons tout » la volonté d’en découdre avec le gouvernement et sa politique, et agitée sur les réseaux sociaux par des secteurs hétérogènes mais autour de revendications et d’aspirations essentiellement progressistes. Localement, les premières AGs du mouvement qui se sont tenues un peu partout en France ont réuni différentes couches de l’avant-garde militante qui s’est mobilisée ces dernières années : des syndicalistes combatifs, des Gilets jaunes, des militants écologistes, des militants pour la Palestine, des jeunes, etc.

Sans être encore massive, cette dynamique vient rompre avec deux années d’atonie sociale au niveau national après la défaite de la bataille des retraites. Une dynamique organisée en dehors du contrôle des bureaucraties syndicales à laquelle elles semblent vouloir couper l’herbe sous le pied. En effet, si ces dernières semaines, des organisations et fédérations syndicales ont apporté leur soutien à la mobilisation, certaines en cherchant à faire le pont avec la date du 10, à l’image des énergéticiens de la CGT, du côté des directions syndicales, la position est plus ambigüe. Si la CGT et Solidaires ont officiellement apporté leur soutien au mouvement, c’est sous pression de la base et en participant à une opération consistant à propulser une date concurrente le 18 septembre, avec une logique stratégique bien distincte de l’aspiration à « tout bloquer ».

L’annonce de la mobilisation unitaire du 18 septembre, dans le cadre d’un communiqué qui n’évoque même pas la date du 10, ne peut être lue autrement que comme une manière d’appeler à concentrer les forces sur une journée interprofessionnelle très encadrée, à bonne distance de la crise politique et de la chute de Bayrou. Ce jeudi sur RTL, Marylise Léon de la CFDT, assumait ainsi ouvertement : « C’est important qu’on [se mobilise] au moment où on saura qu’il y aura un gouvernement. Parce que l’important aussi, c’est d’avoir aussi un interlocuteur. Le 10 [septembre], je ne sais pas qui sera l’interlocuteur des manifestants. » À l’heure où la crise politique s’approfondit comme jamais et où la lutte pour dégager Macron et imposer une issue ouvrière et populaire à la situation devrait être à l’ordre du jour, les directions syndicales se montrent disposées à laisser le régime se réorganiser et à contenir la colère dans le cadre d’une stratégie de pression et de dialogue avec le gouvernement.

Sans détermination dans la lutte des classes, le macronisme même en crise, ne cédera pas

Si Marylise Léon de la CFDT tente de faire porter la responsabilité de sa stratégie de pression sur la base – le 26 août dernier elle expliquait : « Il faut que ce mécontentement du monde du travail s’exprime. De nombreux adhérents me disent qu’ils ont envie de laisser libre cours à cette colère selon les modes d’action de la CFDT, donc dans le cadre d’une manifestation » – le retour à une telle politique revient à liquider, une fois de plus, tout bilan de la bataille des retraites. La stratégie adoptée à l’époque était fondée sur un souci de respect des règles imposées par le gouvernement mais aussi sur la crainte de voir le mouvement échapper à l’intersyndicale. Dans la première phase du mouvement, cela a conduit à se contenter de journées de mobilisations isolées, en refusant de construire une grève reconductible large, qui mobilise l’ensemble de notre classe. Une telle perspective aurait impliqué de « politiser » le mouvement, en allant au-delà du seul retrait de la contre-réforme et en portant un programme articulant des revendications à même d’unifier l’ensemble des travailleurs et des classes populaires, par exemple en liant lutte pour les retraites et lutte pour des augmentations de salaires pour toutes et tous et pour leur indexation sur l’inflation.

Dans la deuxième phase du mouvement, à partir du 49.3 qui a provoqué un sursaut de colère important, avec des manifestations spontanées et de nouvelles grèves reconductibles, à l’image du Technicentre de Châtillon ou encore de la raffinerie TotalEnergies de Normandie, cette approche, qui visait à enjamber la crise politique, a conduit à s’opposer à toute perspective de durcir le rapport de force. Alors que le mouvement pouvait basculer, l’intersyndicale a de nouveau « refusé de passer à l’offensive et a cherché à éviter que les choses ne dégénèrent, en travaillant à l’apaisement de façon de plus en plus directe pour éviter la radicalisation qui aurait pu aggraver la crise politique du régime ». Une radicalisation dont, à l’époque, on a pu voir des symptômes jusque dans la base de syndicats réformistes tels que la CFDT.

Et pour cause, alors que Marylise Léon donne des gages de responsabilités au moment où le régime est le plus faible, la bataille des retraites a montré que même face à une mobilisation massive et à la colère de 94% des actifs, opposés à la réforme, une stratégie qui ne cherche pas à déployer toutes les forces de notre classe est vouée à l’échec face à un pouvoir radicalisé. Un bilan que les bureaucraties syndicales et leurs alliés ont mis sous le tapis, en arguant que la défaite était le produit de la force de Macron et de la faiblesse du monde du travail, pour mieux esquiver la question de leur responsabilité. Précisément, face au bilan de la politique des directions syndicales, qui ont déserté la rue au profit de l’adhésion au moindre cadre de dialogue social proposé par le régime, les AGs du 10 septembre qui ont réuni entre plusieurs dizaines et jusqu’à plusieurs centaines de personnes dans de nombreuses villes de France expriment l’aspiration progressiste à revenir au « rapport de force » et à tirer les bilans des précédentes batailles.

Prendre la lutte entre nos mains

Les AGs autour du 10 septembre ont l’autre intérêt de poser la question de la prise en main de la lutte contre l’offensive austéritaire, Macron et le régime. En 2023, la bataille des retraites a été dirigée de A à Z par une Intersyndicale prenant ses décisions lors de réunions opaques, sans égard pour les aspirations de la base, et en se subordonnant en définitive à la stratégie de respectabilité préconisée par la direction de la CFDT. Cette faiblesse de l’auto-organisation a empêché de déployer les forces qui auraient permis de construire l’extension du mouvement mais aussi de faire émerger des mots d’ordre à même de donner envie au plus grand nombre de se battre. Par rapport à 2023 cependant, les AGs actuelles rassemblent essentiellement des militants, organisés ou non, et avec une logique qui reste pour le moment centrée sur l’action directe, notamment par le blocage.

Or, si les actions de blocage qui se préparent dans le cadre du mouvement du 10 septembre peuvent jouer un rôle dans la mobilisation, elles ne permettent pas de construire un rapport de force durable à même de bloquer l’économie, sont faciles à réprimer pour le pouvoir et risquent de n’attirer que les militants les plus déterminés. À l’heure où une large partie de la population est en colère, c’est bien une grève générale politique qui peut permettre de réellement « bloquer tout ». Pas par fétichisme de ce mode de lutte, mais parce qu’il est celui qui permet de frapper le plus directement le cœur de l’économie capitaliste tout en mettant en action les travailleurs de tout le pays, comme on l’a vu à petite échelle avec la grève des travailleurs des transports de 2019-2020 ou des raffineurs de 2022. Pour faire basculer la situation et construire un mouvement capable d’affronter le régime, il va donc falloir construire la grève par en bas en cherchant à développer l’auto-organisation, à étendre ces Assemblées générales au-delà d’un cercle militant et à les penser comme un lieu de débat démocratique pour penser l’orientation du mouvement.

Ainsi, s’il faut exiger de nos organisations syndicales qu’elles construisent un plan de bataille sérieux, il n’est pas possible de laisser la lutte entre les mains de bureaucrates syndicaux. La construction de la grève générale est une tâche politique, et les AGs devraient non seulement être au service de l’organisation du mouvement, mais aussi permettre de discuter des revendications à défendre face au régime et pour s’adresser aux différents secteurs de notre classe. Il serait même possible d’articuler le travail d’extension et de réflexion sur les revendications, en recueillant et consignant les revendications qui existent dans tous les secteurs de la population, et en se déployant en ce sens sur les lieux de production, dans les hôpitaux, devant les facs et les établissements scolaires, etc.

Seuls les travailleurs peuvent apporter une réponse progressiste à la crise de la Ve République

Si une partie des forces institutionnelles apportent leur soutien aux mobilisations, à l’image de la France Insoumise, elles parient toutes sur une issue institutionnelle à la crise en cours. Tout en évoquant lors des Amfis la nécessité d’une « grève générale », Jean-Luc Mélenchon prend le soin d’insister ces derniers jours sur la complémentarité entre la rue et le Parlement, en évoquant la motion de destitution portée par LFI. Dans sa dernière conférence, le dirigeant insoumis se félicite d’ailleurs du vote de confiance du 8 septembre qui permettra : « De faire en sorte que la crise, la tension, la colère qui monte, trouve une expression institutionnelle dans le cadre de la démocratie, par un vote pacifique, dans une Assemblée qui en vient assez rarement aux mains, en tout cas [qui] est un cadre pacifique et républicain et démocratique ». Dans le même sens, Manon Aubry expliquait sur LCI ce lundi : « La responsabilité du Président de la République doit être posée sur la table […] que ce soit sa démission, sa destitution. À la fin des fins, dans la Vème République actuelle, on ne sortira de cette crise politique qu’avec un nouveau Président de la République que les Français·es choisiront, ça s’appelle la démocratie ».

Ces interventions typiques de la stratégie de la « révolution citoyenne », qui considère que le mouvement social doit culminer dans la convocation d’élections, dessinent une impasse, en subordonnant les aspirations ouvrières et populaires au cadre institutionnel établi. À l’inverse, l’aspiration à bloquer le pays le 10 septembre, la colère contre l’offensive austéritaire de Bayrou ou encore la haine suscitée par les privilèges des politiciens professionnels permettent d’envisager une autre voie : la construction d’une mobilisation qui cherche à arracher ses revendications par ses propres méthodes. C’est le seul moyen pour que les travailleurs prennent conscience de leur force et se posent en force hégémonique, qui aspire à diriger le pays et mettre en place son propre gouvernement, basé sur les organisations créées dans la lutte. C’est là le véritable sens stratégique de la grève générale : mettre en évidence qui est le maître de la maison. C’est pourquoi jouer avec les appels à la « grève générale » tout en préparant une sortie institutionnelle, comme le fait LFI ces derniers jours, c’est la priver d’emblée de son contenu et de son « pouvoir constituant », entendu au sens de sa capacité à articuler un sujet et un pouvoir alternatif aux classes dominantes.

C’est pour cette raison que, dans cette perspective, un des enjeux essentiels de la lutte qui pourrait démarrer le 10 septembre réside dans le fait de dépasser l’opposition entre revendications sociales et revendications politiques, alimentée par la division entre le « syndical » et le « politique ». Pour éviter une canalisation institutionnelle qui viserait à neutraliser la mobilisation, il faut porter des revendications qui répondent à l’ensemble des problèmes de la situation, recueillies à la base, en organisant depuis les AGs un travail de collecte des aspirations ouvrières et populaires dans les lieux de production et les quartiers. Le refus de l’austérité et de la militarisation, l’abrogation de la réforme des retraites pour une retraite à 60 ans ou encore un financement massif des services publics prélevé sur les profits du patronat bien sûr. La démission de Macron évidemment. Mais aussi la fin de la Vème République, qui offre de multiples leviers aux classes dominantes pour tenter de sortir par le haut de la situation, en exigeant la mise en place d’une Assemblée unique, dont les députés seraient élus pour 2 ans, révocables et payés comme un·e infirmier·e. Plutôt que limiter ses perspectives au cadre de futures élections, législatives ou présidentielles, la mobilisation naissante doit dire clairement que c’est depuis la rue et par les méthodes de la lutte de classes qu’il est possible d’arracher nos revendications.