Avec « L’antre de l’épouvantail », Yoan Sorin envahit les espaces de la Galerie Territoires Partagés avec une exposition qu’il dit avoir voulu « sincère et généreuse, où j’ai pu peindre sans retenue, dans l’urgence et pour mon plus grand plaisir ». Présentée jusqu’au 4 octobre, elle s’est imposée comme l’un des temps forts de la Nuit des galeries et de la rentrée de l’art contemporain à Marseille.

Yoan Sorin - « L’Antre de l’Épouvantail » à la Galerie Territoires Partagés, MarseilleYoan Sorin – « L’Antre de l’Épouvantail » à la Galerie Territoires Partagés, Marseille

La figure centrale de ce projet est l’épouvantail, déjà présente dans ses recherches récentes. L’artiste fabrique ces silhouettes à partir de chutes de bois ou de matériaux glanés autour de son lieu de travail et récupérées d’expositions passées. « Mon but est souvent de trouver un écho entre mon histoire personnelle et celle du lieu », explique-t-il. L’épouvantail incarne une ambivalence qui l’intéresse : conçu pour effrayer les oiseaux, il devient paradoxalement un perchoir, presque un abri. « Cette ambiguïté révèle une vraie sincérité. De ne pas avoir peur de montrer sa monstruosité. Les auteurs des épouvantails, pour moi, osent créer l’autoportrait de leur part la moins séduisante. J’ai voulu, moi aussi, créer des formes avec cette énergie créative… et peindre sans retenue. »

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Dans son entretien avec Stéphane Guglielmet, il souligne également l’idée de l’épouvantail comme autoportrait, un avatar qui habite le lieu à sa place : « Je me suis rendu compte que cette figure que je place dans l’exposition, c’est moi. » Cette présence indirecte, qui remplace la performance désormais plus rare dans son travail, dialogue avec les murs peints de la galerie, transformés en un intérieur imaginaire où l’on peut reconnaître un salon, une cuisine et une chambre.

Les figures assemblées en partie à partir de bois flotté ajoutent une dimension plus sombre. L’artiste évoque ces matériaux rejetés par la mer comme autant de résonances aux drames de la Méditerranée : « Comme si c’étaient des restes humains, des membres, des os, qu’on venait déverser sur la plage. » Sans frontalité militante, il choisit de recomposer des corps à partir de ces fragments, un geste qui mêle réparation et mémoire.

L’exposition déploie aussi des peintures murales exécutées dans un geste rapide, des impressions numériques de dessins réalisés sur téléphone, et les tressages de tissus qui traversent souvent ses installations. Autant de gestes simples et répétitifs, qui relèvent aussi d’une recherche d’émancipation. « S’inventer une manière de s’échapper, ça a toujours été présent dans mon rapport à l’art. C’est le moyen de trouver une porte de sortie. »

L’Antre de l’Épouvantail invite ainsi à pénétrer dans un espace hybride, entre intimité et mascarade, fragilité et monstrueux, où se croisent autoportrait, mémoire et réinvention de soi.

Après son exposition « Désordres » au 3bisF à l’automne 2023 et sa présence dans « Des grains de poussière sur la mer » à la Friche en 2024, Yoan Sorin confirme sa manière d’aborder chaque espace comme un terrain d’expérimentation, un lieu où il s’installe, qu’il transforme pour en faire surgir l’inattendu. Peintures, sculptures et objets de récupération y composent des parcours où l’expérience du visiteur occupe une place essentielle.

Avec « L’Antre de l’épouvantail », Yoan Sorin signe l’un des temps forts de la rentrée à Marseille. Une exposition qui s’impose comme un rendez-vous incontournable.

À lire, ci-dessous, un entretien de Yoan Sorin avec Stéphane Guglielmet, reproduit dans le document qui accompagne les visiteurs.

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Lire le texte de Pierre Ruault sur Yoan Sorin publié par Zéro2 à l’automne 2024

Yoan Sorin - « L’Antre de l’Épouvantail » à la Galerie Territoires Partagés, MarseilleYoan Sorin – « L’Antre de l’Épouvantail » à la Galerie Territoires Partagés, MarseilleEntretien de Yoan Sorin avec Stéphane Guglielmet

Est-ce que tu peux m’expliquer la manière dont tu as construit le projet d’exposition ?

La figure centrale que je voulais travailler, c’est l’épouvantail, en lien avec les dernières expositions que j’ai faites. Là où j’ai pris le plus de plaisir, c’est dans la fabrication d’une figure humaine à partir des chutes des lieux d’exposition dans lesquels je travaille. Je voulais arriver à une sorte d’autosuffisance et trouver, à un endroit, un écho entre mon histoire personnelle et celle du lieu. Je trouve que la personnification des chutes d’expos passées, mises en scène de cette manière, était assez plaisante. Puis je me suis rendu compte que l’épouvantail, qui a pour but d’effrayer les oiseaux, finalement, c’est la forme la plus accueillante possible : avec ses grands bras, c’est un nichoir parfait. On voit souvent un épouvantail avec un oiseau, un corbeau dessus. Je me suis demandé si, en fait, cette question d’épouvantail n’était pas un endroit de création pour les agriculteurs, les paysans, dans le monde rural, et un endroit où la création était complètement libre. Qu’en réalité, ils faisaient des autoportraits. Des autoportraits seuls, au milieu du champ, comme un appel à l’isolement ou un appel au secours, par rapport au taux de suicide qu’il peut y avoir dans le monde agricole. Comme des appels à l’aide qu’on pouvait voir un peu partout dans les champs. On n’en voit plus beaucoup, ou en tout cas de moins en moins, mais ça reste un objet habité par la personne qui le fait et, à chaque fois, ce sont des œuvres anonymes. On ne sait jamais qui l’a fait, mais on peut se douter que ce sont leurs vêtements. Il y a différents tons : certains davantage humoristiques, d’autres qui font plutôt peur. Ils sont finalement très différents. J’ai donc fini par me demander si, lorsque je réalise ces formes qui ressemblent à des épouvantails, ce ne sont pas des autoportraits. Et je pense que si, puisque j’ai toujours cette volonté de faire rentrer mon intimité dans mes expositions. Dans ma manière de procéder, il y a toujours ce mouvement de vouloir habiter un lieu. C’est comme si j’arrivais dans un lieu pour y vivre un temps donné.
Ça m’a aussi amené à me questionner sur ma position en tant qu’artiste dans le milieu de l’art contemporain. Est-ce que je ne ressens pas, moi aussi, ce sentiment d’isolement ? Finalement, est-ce que je n’utilise pas cette plateforme d’exposition pour parler de moi et pour exister d’une certaine manière ? En le comprenant, j’ai vraiment saisi que cette figure que je place dans l’exposition, c’est moi.
Les endroits où j’ai mis ces épouvantails, ce sont les endroits où je n’ai pas performé. La performance devient de plus en plus rare dans mon travail. C’est une manière de rendre présente ma figure dans un espace, sans que ce soit réellement moi. Une sorte d’avatar qui vient habiter ce lieu.

En retournant cette question de l’épouvantail, j’ai aussi appris qu’on pouvait, dans un débat ou une discussion, utiliser la figure de style de l’épouvantail pour fuir une question, grossir le trait. C’est ce qu’utilise presque à chaque fois l’extrême droite pour dévier un débat vers ce qui les arrange. Si on parle d’arrêter de laisser mourir les migrants dans la Méditerranée et qu’on parle d’aller les sauver en mer, ce qui paraît totalement normal, d’aller secourir les gens en danger, l’extrême droite pourrait dire : « Ah, mais vous êtes pour accueillir sur les territoires tout le monde, même les terroristes ? » Le but étant de venir grossir un trait pour en oublier le point de départ. Avec ce qui se passe dans le monde actuellement, le génocide palestinien, j’avais du mal à avoir une certaine légèreté, que j’ai généralement dans mes autres expositions. Je me demandais comment avoir cette distance, cet écart par rapport à un sujet. Mais en ce moment, c’est tellement lourd que je ne voyais pas comment faire, quoi faire.

En me baladant au bord de la mer, j’ai commencé à récolter du bois flotté, en ayant comme image que le bois flotté, comme les milliers de corps morts en Méditerranée, finissait comme des morceaux en mer. Comme si c’étaient des restes humains, des membres, des os, qu’on venait déverser sur la plage. Je voulais montrer l’horreur de la migration à travers ces bois flottés. Je ne suis pas à l’aise, dans ma pratique artistique, avec le regard frontal. Je ne suis jamais dans la confrontation directe avec l’engagement politique et je me suis, petit à petit, écartée de cette idée première. Tout en gardant le signe fort du bois flotté, j’ai voulu reconstituer des corps avec ces morceaux, plutôt que de les laisser démembrés. La plupart des figures humaines présentées dans l’exposition ont comme structure ce bois flotté.

Mon premier geste en arrivant à la galerie a été de peindre sur les murs, de manière totalement libre, en imaginant un intérieur, comme si c’était un appartement : une chambre, un salon, une entrée, une cuisine. Je voulais créer l’intérieur de ces personnages à l’intérieur de la galerie. Le nom de l’exposition sera L’antre de l’épouvantail, comme pour franchir l’intimité de cet épouvantail, qui est vaguement moi, vaguement l’autre, qui laisse des ouvertures sur la personnification de ce personnage en rentrant chez lui.

De la même manière que je peux rapidement investir un espace domestique et ne jamais laisser l’endroit neutre ou vide, ici c’est une superposition de gestes : une peinture murale, des dessins que je fais sur mon téléphone quand je n’ai pas accès à un carnet, comme des peintures numériques imprimées sur toile. Ce sont différents gestes de peinture qui sont montrés et, toujours, ce rapport au tissu, au tressage, comme une habitude sur la plupart de mes installations. C’est un geste que je fais naturellement, une occupation que j’ai dans la vie de tous les jours pour rentrer dans une méditation. Je me retrouve très rapidement avec des kilomètres de tresses : venir déchirer des draps, les tresser. Un peu comme l’image qu’on a de personnes enfermées qui pourraient s’échapper par la fenêtre en utilisant leurs draps pour créer une corde. Utiliser une issue de secours. S’inventer une manière de s’échapper, ça a toujours été présent dans mon rapport à l’art. C’est une manière de s’émanciper, de sortir de son quotidien, de ce que la société nous induit à faire. C’est le moyen de trouver une porte de sortie.

Avant de commencer à étudier l’art, j’étais ouvrier dans une usine agroalimentaire et ça a vraiment été une respiration. Comme si, tout d’un coup, on m’enlevait mes œillères et que je pouvais voir l’intensité de la vie et comment elle pourrait être vécue d’une autre manière.

Il y a juste un clin d’œil dans une peinture sur bois, qui reprend vaguement le schéma d’un plan d’évacuation. Elle ne sera pas forcément au mur, peut-être qu’elle servira à fabriquer un personnage. En tout cas, il y a toujours cette idée de plan B, d’essayer de trouver des alternatives à la survie.

Est-ce qu’on peut parler de certaines peintures ? Tu les as bâties comment ? Ce sont des formes qui reprennent des personnages ?

J’ai commencé par tracer vaguement des intérieurs, des architectures, des choses un peu molles, un peu confortables. J’ai commencé à peindre avant même de savoir ce qui allait se passer. Comme si, dans cet espace blanc, j’étais allé chercher du mobilier à Emmaüs, sauf que là, je l’ai peint directement.

Là je vais mettre une table, un canapé, là il faudrait un truc pour accrocher les vêtements. Puis, comme souvent dans ma manière de peindre et de chercher des abstractions, il y a toujours un aller-retour avec des visages qui sont comme des signes. L’idée de la paréidolie, finalement. De venir les souligner par la suite, en prenant de la distance avec la peinture, en remarquant un œil à cet endroit, de continuer la ligne et de créer un visage. Je voulais venir peupler cet espace de visages, de formes humaines, de formes monstrueuses. En réalité, ce sont des masques, des têtes, parfois autre chose. C’est arrivé en bout de processus de peinture. J’ai constamment ces allers-retours entre figuration et abstraction. J’essaye bien souvent d’être entre les deux. Juste parfois souligner des choses qui n’étaient pas prévues initialement.

Pour mes peintures, j’utilise des pigments, de l’eau et du liant pour les fixer. Pour les outils, j’utilise aussi bien des éponges que des gros pinceaux de chantier. Il y a cette notion de geste, de recouvrement. La peinture, pour moi, c’est aussi cette question de maquiller un espace, de la même manière qu’on maquillerait un visage. C’est aussi pour ça que la notion de masque est importante : le masque, au même titre qu’un maquillage, porte la volonté de recouvrir pour en faire autre chose. La peinture murale, c’est une peinture en un seul geste, comme un carnet de croquis. Ça s’est construit assez naturellement.

Peux-tu me parler de tes sources d’inspiration, par rapport à l’histoire de l’art ?

Il y a forcément des figures qui me suivent pendant mon travail, mais je n’y pense jamais vraiment quand je commence à travailler.

Il y a aussi cette fascination pour le drapé chez les peintres classiques hollandais. Avec cette différence que, chez eux, il y a quelque chose de plus romantique. Moi, j’aime bien travailler avec des draps, venir révéler des plis et des ombres, comme des petites beautés du quotidien, quand la lumière du matin vient taper sur un lit mal fait, des draps froissés.

Après, il y a des artistes comme Jessica Stockholder ou Curtis Cuffie que j’aime beaucoup. Oscar Murillo, ou encore Supports/Surfaces. Le bleu et le rouge sont très présents, simplement parce que ce sont les pigments que j’ai en plus grande quantité. C’est assez terre à terre : utiliser en premier ce que j’ai sous la main. Je viens avec un ensemble de pigments, je me limite à ces couleurs-là et je me limite à ce que j’ai. Il y a un côté très naïf, très enfantin. Quand j’ai commencé à peindre sur les murs, j’ai réalisé que c’était un rêve que j’avais depuis enfant : investir le mur de ma chambre de la manière dont je veux. Il fallait que je le fasse.

J’ai déjà fait des expositions avec de la peinture murale, mais c’était souvent pour créer une atmosphère. Ça n’a jamais été aussi illustratif. J’utilise aussi souvent le rouge et le bleu comme les lignes d’une feuille avec une marge, mais ici ce n’est pas vraiment ça.

Quand je vois ta peinture, et comme j’aime beaucoup Matisse, je vois des liens forts. C’est un sentiment personnel.

C’est vrai que, dans son traitement des intérieurs et des plantes, il y a quelque chose. Ça serait entre Matisse et Buston. C’est forcément quelque chose qui m’a beaucoup nourri, dans la notion de simplification de la forme végétale, de l’utilisation des signes. Je te suis complètement. Techniquement, on en est très loin. J’y suis allé de manière très grossière, parce que, pour moi, ces peintures ne sont pas complètement autonomes. C’est aussi un support pour voir d’autres peintures par-dessus et donner l’impression d’avoir peut-être raté quelque chose. Il y a des morceaux qui vont aussi être cachés. Dans ces grandes peintures, il y a des zooms, des petites parties qui pourraient être autonomes et qu’on pourrait décrocher du mur. Mais j’ai aussi envie que ce soit le support pour ce qui va arriver.

Tout à l’heure tu as parlé de politique. Est-ce que ton travail artistique, tu le considères comme politique ?

Quand je me questionne par rapport à ça, je sais que ma place dans l’art est politique en réalité. Le fait même que moi, fils d’ouvrier, ancien ouvrier, avec une partie de ma famille afrodescendante, je sois sur cette plateforme qui me permet d’exister en tant qu’artiste, c’est politique. C’est être sorti de ce que j’aurais pu faire toute ma vie. Si je peux permettre à d’autres personnes de se rendre compte qu’eux aussi peuvent le faire, je trouve que c’est déjà un engagement politique.

Après, dans ce que je montre, il y a la place pour y voir un geste politique à certains endroits. En réalité, je me suis rendu compte que je n’essaye pas de convaincre qui que ce soit. Affirmer des choses alors que la plupart des personnes qui vont venir voir l’exposition sont déjà convaincues… Le réaffirmer dans un espace artistique ne fera pas changer les consciences. Cela ne va pas toucher les personnes à qui on devrait faire changer d’avis. Je trouve que l’action politique est dans la rue, dans la vie. J’aime l’idée que les espaces d’exposition, de création, soient aussi des endroits qui permettent justement de croire encore en la vie, d’avoir encore espoir, d’imaginer, de se réunir, d’avoir un moment convivial de discussion, plus que de marquer ma création d’une conviction politique. J’aime l’idée de prendre comme prétexte une exposition pour, après, créer des discussions, des débats. Le militantisme est bien plus puissant dans des actions concrètes, dans la vie quotidienne.

Et pour cette exposition, même si je m’attache à l’image de l’épouvantail, je m’en écarte aussi volontairement pour parler du masque, du pantin ou de toute représentation humaine qui pourrait faire partie d’une imagerie populaire de l’autoportrait.