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Emmanuel Carrère: «La Russie montre un visage terrible qui n’est pas seulement celui de ses dirigeants»

Publié aujourd’hui à 17h59Portrait de l’écrivain, scénariste et réalisateur français Emmanuel Carrère lors du 82e Festival international du film de Venise.

Emmanuel Carrère publie son 13e ouvrage, le 8e estampillé récit. Un art scrupuleux de la mise à nu qui a fait de lui un nom majeur de la littérature française contemporaine.

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La rentrée littéraire française a beau aligner officiellement 484 ouvrages, c’est le visage d’Emmanuel Carrère qui l’incarne. Ajoutez à cela l’annonce d’une nomination pour le Goncourt – la 4e pour le Parisien – plus une présence à Morges en invité de marque du Livre sur les quais ce week-end, et vous aurez peu de risques de passer à côté de «Kolkhoze», son nouveau roman – il préfère récit – paru le 28 août.

Tant mieux. Rarement l’art scrupuleux de l’écrivain dans sa manière de croiser l’intime et le tragique, intrigue romancée et faits détaillés, narratif en «je» nourri par «d’autres vies que les siennes», n’avait été aussi pertinent. À travers l’histoire de ses parents récemment décédés, il embrasse celle de la Russie et des anciens territoires communistes à l’actualité redoutable. Il raconte sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, née Zourabichvili dans une famille d’exilés géorgiens, devenue spécialiste de l’Union soviétique et académicienne. Il honore son père, Louis, qui vécut dans l’ombre douloureuse de cette réussite républicaine. Il enchâsse les personnages, les pays et les époques dans un grand livre sur la transmission et la mémoire.

Et puisque Emmanuel Carrère est la locomotive de la rentrée française, il était logique de le retrouver dans un train, toute minute étant bonne à prendre dans son agenda surchargé. Interview sur les rails, de Genève à Lausanne.

Alors que votre mère est entrée dans un établissement de soins palliatifs, votre compagne vous dit: «La mort de ta mère, tu vas écrire dessus, forcément.» Et vous répondez que oui, forcément. Était-ce si évident que ça?

Plus exactement, Charline m’a dit «ta mère et la Russie». Parce que je tournais autour de ce pays depuis le début de la guerre, notamment au travers de reportages en Ukraine et en Géorgie, mais sans savoir précisément où cela me mènerait. Charline a eu l’intuition évidente que le décès de ma mère me permettrait de raconter aussi la Russie, ce qu’elle a été dans notre histoire familiale et le visage terrible qu’elle montre aujourd’hui.

Vous avez aimé raconter la vie des autres, du dissident soviétique Edouard Limonov au meurtrier Jean-Claude Romand et jusqu’à Jésus, dans «Le royaume». Redoutiez-vous d’empoigner celles de vos parents?

Pas particulièrement. J’avais déjà évoqué une partie de l’histoire de ma mère, dans «Un roman russe», ce qui fut une source de longue fâcherie entre nous (ndlr: Emmanuel Carrère y détaillait le destin tragique de son grand-père maternel, Georges Zourabichvili, disparu à Bordeaux à la fin de la Seconde Guerre mondiale, sans doute tué par des francs-tireurs pour collaboration avec l’occupant). Mais depuis une dizaine d’années, nos relations s’étaient considérablement détendues, apaisées. Elles étaient faciles, même. Simplement, avant la mort de ma mère, je n’avais pas du tout pensé écrire sur mes parents.

Pourquoi?

C’est très banal de dire ça: la mort de ses parents crée en soi une sorte d’éboulement, pas forcément catastrophique ni négatif, mais où l’on se retrouve soudain à un autre endroit dans la chaîne de génération. Ça donne une perspective nouvelle. Mon père était féru de recherches généalogiques, il avait amassé beaucoup de documents qu’il m’a transmis et qui me servent à raconter notre histoire. Ma mère attirait la lumière, lui était dans l’ombre. Je me dis parfois qu’elle est l’héroïne d’un livre que j’ai écrit mais que mon père m’a dicté.

Cela vous a fait du bien?

Oui, sans aucun doute. C’est curieux parce que ce n’est pas un livre de deuil, c’est un livre écrit avec plaisir, même avec joie. Je suis content qu’il existe et qu’il soit bien accueilli. C’est vraiment un bon deuil, si je puis dire.

Vous dépeignez Hélène Carrère d’Encausse comme étant facilement menteuse, souvent de mauvaise foi…

De très mauvaise foi! (Rires) D’une mauvaise foi proverbiale. Ça me faisait rire.

L’exigence de vérité qui guide votre œuvre, cette mise à nu souvent proche de l’autoanalyse psychanalyste, est-elle une réaction à cet atavisme familial?

J’ai été peu exposé à cela. Les mensonges, dans la famille de ma mère, ont surtout heurté son petit frère, Nicolas, quand elle lui assurait que leur maman avait «tout sauf un cancer» alors qu’elle était en train de mourir, ou lui faisait croire que leur père reviendrait. C’étaient de pieux mensonges, comme on dit, mais lourdement traumatisants pour un enfant. Une fois adulte, il est devenu une figure très importante pour moi, et c’est sans doute de lui que je tiens cette espèce de souci de… (il hésite) de vérité, oui.

L’écrivain français Emmanuel Carrère pose pour un portrait lors du 82e Festival international du film de Venise, au Lido de Venise, le 31 août 2025.

«J’ai été nominé quatre fois au Goncourt. Ils me le donneront peut-être comme un prix de persévérance.»

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Entre l’histoire de votre famille et la situation géopolitique actuelle, n’y avait-il pas le risque d’un trop grand écart?

C’est le grand écart du temps, mais ce que je raconte sur mes ancêtres géorgiens éclaire tout à fait la situation actuelle. Ce que vit actuellement la Géorgie est la conséquence de ce qui s’est passé dans les années 1920, et même plus tôt. Et les situations de la Géorgie et de l’Ukraine ne sont pas fondamentalement différentes.

Ce que je craignais davantage, et là où je suis plutôt rassuré, c’était de conserver l’attention du lecteur avec 80 premières pages qui portent sur mes arrière-grands-parents, la première des quatre générations. C’est comme commencer une randonnée par une côte un peu raide, mais une fois qu’on l’a franchie, on ne regrette pas l’effort. Et ils ont tous des profils assez originaux et intéressants, je crois.

Dans le livre, vous citez une amie qui s’emporte et dit en substance que «l’âme russe» et sa fascination pour le désespoir, le suicide et la mort, ça va un moment. Pensez-vous que le regard du monde envers la Russie a changé?

Le mien, en tout cas. J’ai profondément aimé la Russie, je l’aime encore, je continue à adorer sa littérature. Mais il y a des choses liées à cette sentimentalité un peu brutale – qui, somme toute, était pour moi jusqu’alors affectée d’un signe positif – qui me sont devenues très pénibles. Je trouve que la Russie montre un visage absolument terrible, et je crains qu’il ne soit pas seulement celui de ses dirigeants. Cela dit, je ne cache pas que je suis un peu endoctriné par mes amis ukrainiens qui vivent la situation de front. Ils me disent que «la dérussisation d’Emmanuel» n’est pas encore achevée. (Rires)

Un autre bout de pays apparaît régulièrement dans vos romans, pas aussi célèbre que la Russie mais plus sympathique: le Valais, et le village du Levron où vous vous ressourcez régulièrement.

Oui, ça fait quarante ans que j’y viens. Le val de Bagnes est avant tout un lieu d’amitié, là où je retrouve mon meilleur ami, Hervé Clerc. Il s’agit d’un appartement dans un chalet au Levron, j’y séjourne environ deux fois par an. Hervé et moi n’avons jamais habité la même ville, nous n’avons pas d’amis communs, on se retrouve là et on fait des randonnées. J’aime énormément le Valais, il y a peu de livres dont je n’ai pas écrit un bout là-bas. Rien n’a changé dans le décor, sauf le rythme de notre marche.

Vous craignez la vieillesse?

J’ai 67 ans, on peut considérer que j’y suis déjà rentré, bien que la notion de vieillesse recule. Je fais partie des gens qui ont la chance – parce que je pense que c’est une disposition psychique – de considérer la vie comme un processus d’amélioration. Honnêtement, je me sens beaucoup mieux et davantage «moi-même» aujourd’hui que quand j’étais jeune. Je fus un bon enfant, un mauvais adolescent et un mauvais jeune. Certaines personnes ont la nostalgie de leur jeunesse, avec l’impression qu’on ne peut que déchoir ou décliner par rapport à cette parenthèse enchantée. Ce n’est pas mon cas. Maintenant, je dis ça en étant encore en excellente santé, on verra ce qu’il en sera au pied du mur.

À part ça, quand l’on tapait ce matin le mot «Goncourt» sur Google, on tombait sur des photos de vous…

On me met sur les listes depuis 1988, alors sans doute que j’attire particulièrement l’attention parce que les gens se demandent pourquoi je ne l’ai pas encore eu, comme s’ils avaient raté un épisode. Je suis une sorte d’éternel candidat rebuté! (Rires) Bien sûr, ça me ferait plaisir de l’avoir – quel écrivain n’en serait pas heureux? Ne serait-ce que parce que ça élargit le cercle de vos lecteurs. Peut-être qu’un jour, ils me le donneront comme un prix de persévérance.

«Kolkhoze», Emmanuel Carrère. POL (558 p.). En dédicace au Livre sur les quais, Morges, sa 6 sept (19h). www.lelivresurlesquais.ch

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Se connecterFrançois Barras est journaliste à la rubrique culturelle. Depuis mars 2000, il raconte notamment les musiques actuelles, passées et pourquoi pas futures.

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