Les membres de Radiohead n’ont jamais considéré Hail to the Thief, leur sixième opus sorti en 2003, comme un de leurs grands albums. Libéré de sa quête de perfection, le quintet d’Oxford y retrouvait la spontanéité de ses débuts. Mais le disque, jugé trop long et moins expérimental que Kid A (2000) et Amnesiac (2001), a souffert de la comparaison avec les précédents.

Hail to the Thief entame pourtant une deuxième vie cette année. Au printemps, Thom Yorke, le leader de Radiohead, a réorchestré l’album pour une relecture de Hamlet, intitulée Hamlet Hail to the Thief. En se plongeant dans les archives live de l’époque, le chanteur a «été choqué par l’énergie qui s’en dégageait». Il a donc réassemblé l’album sous la forme d’un concert idéal. Disponible en streaming, Hail to the Thief (Live Recordings 2003-2009) retrouve l’essence d’une œuvre rageuse qui, sans avoir révolutionné musicalement son époque, a contribué à définir son climat délétère. Pour comprendre sa portée politique, il faut revenir au début du siècle.

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Un engagement contre George W. Bush? 

20 septembre 2001. Devant le Congrès des États-Unis, le président américain George W. Bush (2001-2009) affiche sa volonté de s’engager dans une guerre sans fin en réponse aux attentats du 11-Septembre. «Notre guerre contre la terreur commence avec Al-Qaida, mais elle […] ne s’arrêtera pas avant que chaque groupe terroriste de portée globale soit trouvé, arrêté et défait.»

À Oxford, Thom Yorke, jeune papa de 33 ans, biberonne en écoutant BBC Radio 4, dont les programmes deviennent la source d’inspiration de ses nouvelles chansons. L’auteur-compositeur noircit ses carnets de mots-clés captés sur les ondes, qu’il mélange à des fragments de textes personnels façon cut-up.

Une expression retient son attention: «All hail to the thief» («nous te saluons, voleur»), un détournement de l’hymne du président des États-Unis Hail to the Chief (littéralement «Gloire au chef»), qui renvoie à l’élection controversée de l’un des Pères fondateurs, John Quincy Adams, en novembre 1824.

Le slogan hail to the thief avait aussi été scandé par des sympathisants démocrates, au lendemain des résultats du scrutin présidentiel de 2000 en Floride qui a vu le Républicain George W. Bush être proclamé vainqueur face à Al Gore, à l’issue d’un recomptage des voix contesté.

Faut-il prêter un sens littéral au titre de l’album de Radiohead? Ce serait abusif. «À chaque coin de rue de New York, il y a un tag “fuck Bush”. Ce n’est pas comme si nous étions les seuls à le penser», balance Thom Yorke lors d’un concert privé du groupe de rock britannique, enregistré à Paris le 3 juillet 2003, pour l’émission d’Arte «Music Planet 2Nite».

Plutôt qu’une référence à «l’élection volée» de novembre 2000, le chanteur préfère la figure poétique du «voleur d’âmes» de La Divine Comédie de Dante, un démon possédant le corps de personnages damnés mais vivants. Dans une interview donnée en 2003 au magazine musical américain Spin, il associe le thief «aux personnes qui infligent une douleur incroyable aux autres en étant persuadées de faire le bien».

«2+2=5», «The Gloaming», «I Will»…

Les sessions de Hail to the Thief débutent à Los Angeles au moment du premier anniversaire du 11-Septembre. L’album reflète le climat de peur généralisée qui règne alors. Aux yeux de Thom Yorke, avoir créé une atmosphère d’épouvante évocatrice compte plus qu’un sous-texte politique qui risque de figer l’œuvre dans son contexte historique.

L’imprévisible «2+2=5» ouvre le disque. Ses accents punk et son tempo frénétique s’accordent sur des emprunts au roman d’anticipation 1984, de George Orwell, qui semblent préfigurer la post-vérité des années Trump. «You have not been paying attention!» («vous n’avez pas fait attention!»), tempête Thom Yorke, ciblant la résignation collective qui pave la voie au fascisme.

Ce leitmotiv revient dans les paroles de la piste electro «The Gloaming» («le crépuscule» en ancien écossais anglais): «Your alarms bells, they should be ringing» («vos sonnettes d’alarme devraient sonner»). Bâti sur un beat bégayant, le titre évoque la nature têtue du réel. Thom Yorke y emploie l’image du «génie libéré de la bouteille», une allégorie de la montée de l’extrême droite.

La sortie de Hail to the Thief, le 9 juin 2003, suit l’invasion américaine de l’Irak (du 20 mars au 1er mai). Multipliant les diatribes antimilitaristes sur scène, Thom Yorke interprète «I Will», une berceuse aussi lugubre que lyrique exprimant l’effroi que lui inspirent les «bombes intelligentes». Selon Matthieu Thibaut, auteur du livre Radiohead (paru en février 2024), la chanson fait référence au bombardement de l’abri antiaérien d’Amiriya, dans la capitale Bagdad, qui avait coûté la vie à des centaines de civils irakiens qui s’y étaient réfugiés, le 13 février 1991, lors de la première guerre du Golfe (août 1990-février 1991).

Dans les mois d’escalade vers la seconde guerre du Golfe, en 2003, les musiciens britanniques Damon Albarn, Brian Eno et du groupe Massive Attack interpellent le Premier ministre britannique Tony Blair (1997-2007), dont le gouvernement travailliste avait choisi d’intervenir en Irak aux côtés des États-Unis. Radiohead se montre plus discret. Le quintet d’Oxford s’est toujours méfié des récupérations politiques et déformations médiatiques des causes qu’il défendait: le Tibet libre, l’annulation de la dette du tiers-monde et, surtout, la lutte contre le dérèglement climatique.

Sur la situation dans la bande de Gaza: un long silence 

Concernant le conflit israélo-palestinien, Radiohead est par contre resté hors de l’arène politique. En juillet 2017, les Oxoniens refusent de céder aux pressions de personnalités comme Roger Waters (ex-Pink Floyd), partisan du mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS). Maintenant un concert à Tel-Aviv, située sur la côte méditerranéenne israélienne, ils invitent des projets musicaux promouvant le dialogue interculturel entre juifs et musulmans, auxquels participe le multi-instrumentiste du groupe Jonny Greenwood.

Dans un communiqué publié mercredi 3 septembre, à l’annonce d’une tournée européenne de Radiohead après sept ans d’absence, BDS a appelé à boycotter les concerts automnaux du groupe anglais qu’il accuse d’«étouffer le génocide». Le mouvement exige que le groupe «se distancie complètement de Jonny Greenwood». BDS lui reproche sa collaboration avec le musicien israélien Dudu Tassa –notamment accompagné de voix venant de Syrie, du Liban, du Koweït et d’Irak– qualifiée d’«artwashing».

En mai dernier, le mouvement BDS avait obtenu l’annulation de deux concerts que le duo devait donner à la fin du mois de juin en Angleterre, à Londres et à Bristol. Jonny Greenwood avait alors fait état de «menaces crédibles». En cause également, le silence radio de Thom Yorke depuis le 7-Octobre.

Interpellé par un membre du public qui l’exhortait à «condamner le génocide à Gaza», lors d’un concert solo à Melbourne (Australie), le 30 octobre 2024, Thom Yorke n’a brisé le silence que le 30 mai 2025. Dans une publication partagée sur Instagram et teintée de remords, le musicien britannique a condamné «Netanyahou et sa bande d’extrémistes» et pressé la communauté internationale de «stopper le massacre», sans oublier de rappeler la responsabilité du Hamas et le sort des otages israéliens. Il y distingue les populations et leurs dirigeants «qui se cachent derrière la souffrance de leur peuple». Dans «The Gloaming», ne chantait-il pas déjà: «Des meurtriers, voilà ce que vous êtes, nous ne sommes pas comme vous»?

Si Ed O’Brien, guitariste de Radiohead, reprend désormais le slogan «Free Palestine», le refus de la «polarisation délibérée» affiché par l’auteur de «Karma Police» (OK Computer, 1997) est d’autant moins compris par une partie du public que certaines de ses prises de position passées semblent, à tort ou à raison, vouloir dire le contraire.

Un «militantisme allégorique»

Y aurait-il un malentendu? Bien que le rock alternatif soit implicitement associé au militantisme, Radiohead n’est pas un groupe militant. Les protest songs? Trop risquées ou ennuyeuses. Adeptes des diagnostics plutôt que des réponses faciles, les Anglais privilégient ce que Michel Delville, auteur du livre Radiohead OK Computer (2015), nomme le «militantisme allégorique».

En témoigne l’artwork de Hail to the Thief, réalisé par le graphiste anglais Stanley Donwood. Cocréateur de l’univers visuel du groupe avec Thom Yorke, l’artiste s’est inspiré de la saturation publicitaire des rues de Los Angeles pour peindre des cartes routières qu’il a remplies de mots picorés dans les textes de Thom Yorke: «vote rigger» («vote truqué»); «child killer» («tueur d’enfant»); «grand guignol»…

Brief guide/explanation to the HTTT era artwork series
byu/italox inradiohead

Hormis la carte de la Cité des Anges, celles de Bagdad (Irak), Kaboul (Afghanistan) ou Grozny (Tchétchénie) renvoient toutes aux guerres «contre le terrorisme». Et rappellent inévitablement les conflits actuels.

Derrière cette démarche, «il y a l’idée de neutraliser les mots, […] de dire: “C’est juste du papier peint, juste du bruit, c’est multicolore, ça brille et je ne fais que passer devant”», expliquait Thom Yorke en août dans une interview accordée à BBC Radio 6 Music. Connaissant la valeur musicale et thématique du bruit dans l’univers de Radiohead, on se dit que Hail to the Thief n’en a pas fait beaucoup pour rien.

Hail to the Thief (Live Recordings 2003-2009), sortie physique le 31 octobre 2025. Radiohead sera en tournée à travers l’Europe du 4 novembre au 12 décembre 2025: Madrid (4, 5, 7 et 8 novembre), Bologne (14, 15, 17 et 18 novembre), Londres (21, 22, 24 et 25 novembre), Copenhague (1er, 2, 4 et 5 décembre) et Berlin (8, 9, 11 et 12 décembre).