Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, le 24 février 2022, le nombre de soldats ukrainiens tués au combat est classifié par les autorités, pour des raisons stratégiques et psychologiques. N’empêche : les cimetières débordent, faute de place dans les carrés militaires.

Publié à 5 h 00

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Paul Boyer et Pierre Terraz

Collaboration spéciale

À l’entrée du cimetière de Lisove, à Kyiv, un immense panneau détaille les différentes allées. Près du chemin central, des carrés honorifiques sont destinés aux soldats tombés pour la patrie. Le silence est rompu lorsqu’un corbillard pénètre dans l’enceinte, suivi d’une dizaine de voitures aux vitres teintées. À l’intérieur, des pleurs et des visages éteints. En ce 31 juillet, des frappes russes sur la capitale ont causé la mort de 31 personnes, dont un enfant de 6 ans.

« Je l’accompagne pour son dernier voyage, souffle un colosse en treillis couleur kaki. C’était une évidence pour moi d’être là. » Comme d’autres, Ivan est venu dire au revoir à un ami de longue date, mort au front il y a 12 jours. Les deux camarades d’enfance ne s’étaient pas vus depuis deux ans, à cause d’affectations sur différentes lignes de front. Qu’importe, Ivan se devait de venir. En retenant fièrement ses larmes, le géant pose son genou droit à terre pour entonner un chant militaire.

PHOTO PIERRE TERRAZ, COLLABORATION SPÉCIALE

Des tombes de soldats ukrainiens fraîchement creusées dans le carré militaire du cimetière de Lisove, à Kyiv

Le carré dans lequel son ami sera enseveli semble déjà bien plein. Depuis le début de l’invasion russe, en février 2022, il est impossible d’obtenir les chiffres exacts du nombre de soldats ukrainiens tués. Le gouvernement contrôle cette information d’une main de fer, classifiée par les autorités avec un leitmotiv : ne pas démoraliser la population. Le bilan est pourtant considérable : il oscillerait entre 41 500 soldats ukrainiens tués sur le front, selon les chiffres officiels, et plus de 100 000, selon des estimations indépendantes.

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Un mur à la mémoire des soldats morts au combat devant l’entrée du monastère Saint-Michel-au-Dôme-d’Or, à Kyiv

Dans le cimetière de Lisove, l’un des plus grands du pays, le directeur Viktor soutient que le nombre n’est pas essentiel, qu’il faut se concentrer sur la « dignité d’être enterré ici ». Carnet à la main, il note les tombes à rénover, pour ensuite prévenir les familles des frais à prévoir. « Je ne peux pas vous dire combien de soldats reposent ici, c’est confidentiel. C’est un honneur pour un combattant d’être là », se persuade-t-il en se pressant entre les sépultures.

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Un panneau annonce la rénovation prochaine du carré militaire du cimetière de Lisove. Il y est écrit, en ukrainien : « Afin de rendre hommage aux défenseurs de l’Ukraine tombés au combat, ainsi que de perpétuer leur mémoire, des travaux sont en cours. […] La mairie met également en garde contre l’installation de sépultures illégales. »

Près du columbarium central, espace aménagé pour les urnes funéraires des soldats, des femmes viennent se recueillir tous les jours. La Russie leur a pris un mari, un fils ou un père.

Des bougies blanches et quelques fleurs viennent embellir l’urne de Max, originaire de la ville de Dnipro, fauché par un missile à 38 ans. Cet ingénieur en communication – poste essentiel dans la stratégie de guerre – a été volontaire dès le premier jour de l’invasion. Les sanglots de Lydia, sa femme, brisent le mutisme du lieu. « Je suis désolée, je me laisse déborder par l’émotion. J’ai du mal à tourner la page », s’excuse presque la veuve, dans un français parfait appris en cours du soir.

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Le carré dans lequel repose l’urne funéraire de Max, tué en 2023 à l’âge de 38 ans. On peut y lire : « Programmeur, ingénieur, mari, fils et frère bien aimé, et ami fiable ».

Lydia, 43 ans, rend visite deux fois par mois à son mari mort. Lorsqu’elle apprend sa mort, en décembre 2023, elle est en déplacement professionnel en Allemagne. Elle s’empresse de rentrer, enchaîne les avions et les bus, parcourt le Luxembourg et la Pologne avant d’arriver en Ukraine, pour enfin rejoindre sa belle-famille à Krementchouk, reconnaître le corps, et retourner à Kyiv pour finir soigneusement l’inhumation. « C’était son souhait qu’il soit dans une urne à côté de ses frères d’armes, je l’ai respecté. Ses cendres reposent ici. Il est mort en héros, pas au front, mais en tant qu’ingénieur, en défendant ses idées. » Elle dépose des bruyères devant l’urne, puis disparaît doucement.

L’ampleur de l’hécatombe

En Ukraine, les cimetières ukrainiens sont les uniques témoins de l’ampleur de l’hécatombe du conflit. Certains cimetières débordent et manquent de place. Dans ceux que nous parcourons, les allées sont pleines à craquer. Il faut reconstruire au plus vite, pour ne pas être submergé.

Un homme, Serhi Derbin, a accepté de relever le défi. Un véritable mythe de Sisyphe. Cet architecte, originaire de Dnipro, est chargé de construire le premier cimetière militaire national du pays.

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Serhi Derbin, architecte du futur cimetière militaire national ukrainien, devant l’un des abris antiaériens du chantier, dans la région de Hatne, en périphérie de Kyiv, le 26 juillet dernier

Un projet d’environ 37 millions d’euros, qui vise à bâtir, au-delà de l’aspect utilitaire de l’espace, un lieu de recueillement unique de 120 hectares. Il faut se rendre dans la région forestière de Hatne, à une quarantaine de kilomètres au sud de Kyiv, pour le rencontrer sur son chantier colossal.

Les premières tombes ont été creusées en août dernier, et la fin des travaux est prévue pour décembre. Plusieurs dizaines de milliers de militaires pourront être enterrés – jusqu’à 100 000, selon Serhi. Au centre du lieu, un columbarium fait en pierres de granite blanches représente la pureté du sacrifice des soldats. Des croix cosaques et des tridents ukrainiens ornent l’édifice.

  • Le futur columbarium du cimetière militaire national ukrainien, dans la région de Hatne.

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    Le futur columbarium du cimetière militaire national ukrainien, dans la région de Hatne.

  • L’architecte Serhi Derbin a choisi des pierres de granite blanc d’Italie, car il s’agit de l’une des plus robustes au monde, en hommage aux soldats morts au combat.

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    L’architecte Serhi Derbin a choisi des pierres de granite blanc d’Italie, car il s’agit de l’une des plus robustes au monde, en hommage aux soldats morts au combat.

  • Prototypes de pierres tombales sur le chantier du futur cimetière militaire national ukrainien

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    Prototypes de pierres tombales sur le chantier du futur cimetière militaire national ukrainien

  • Le cimetière toujours en chantier pourra accueillir les dépouilles de dizaines de milliers de soldats.

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    Le cimetière toujours en chantier pourra accueillir les dépouilles de dizaines de milliers de soldats.

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Pour cet enfant du pays, accepter cette mission de la part du gouvernement a été une évidence. Passionné par l’histoire de sa nation, patriotique et engagé en faveur des soldats, il avait déjà travaillé au design de lieux mémoriaux, comme des monuments aux morts et des porte-drapeaux pour les soldats de Sievierodonetsk durant la guerre de 2014, ainsi que la construction d’immeubles communaux dans la ville de Louhansk – aujourd’hui sous occupation russe – en repensant l’architecture soviétique.

« Travailler sur ce cimetière national est pour moi une fierté », précise-t-il. Lui aussi a perdu des proches au front.

Des amis d’enfance sont morts pour que nous puissions vivre tranquillement à Kyiv, ce serait leur manquer de respect que de ne pas les honorer.

L’architecte Serhi Derbin

Il s’est inspiré des cimetières militaires des États-Unis. « Les gens pourront venir se balader dans les allées, au milieu de la verdure de la forêt. C’est apaisant, contrairement à notre capitale bétonnée. »

En temps de guerre, il faut penser à tout, même à s’abriter en cas d’attaque quand on visite un proche enterré six pieds sous terre. « Les Russes pourraient bombarder nos cimetières… pour détruire complètement le devoir de mémoire », se désole-t-il.

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Le futur bunker souterrain du cimetière militaire national devrait pouvoir accueillir jusqu’à 300 personnes.

Il a pour cela dessiné un abri antiaérien souterrain qui pourra accueillir jusqu’à 300 personnes. Un vrai bunker, comme durant la Seconde Guerre mondiale. Une nécessité quand on sait que la Russie a lancé davantage de drones contre l’Ukraine en juillet 2025 que lors de n’importe quel autre mois depuis le début de l’invasion.