La Russie se constitue en État au Moyen Âge. L’Ukraine au XXe siècle. S’agit-il de deux nations distinctes ? des deux branches d’une même nation ? Pourquoi se font-elles la guerre aujourd’hui ? Peuvent-elles se réconcilier demain ? Ces questions sont toutes pertinentes. Mais pour y répondre, il faut passer par une suite de paradoxes.
Le premier, qui n’est pas le moindre : la Russie est née en Ukraine. Ou pour être plus précis : le pays de Rouss, ancêtre commun des actuelles Russie, Ukraine et Biélorussie, avait pour capitale Kiev et pour centre de gravité le Dniepr, fleuve ukrainien par excellence.
“Rouss” vient du norrois roor, “rameurs”. Ce sont en effet des marins, guerriers et négociants scandinaves, les Varègues, qui, à la fin du IXe siècle, ont progressivement confédéré des tribus slaves, baltes, finnoises, dans les régions comprises entre la Baltique et la mer Noire, en contrôlant et reliant entre elles les “mers intérieures” – les vastes réseaux de lacs et de fleuves.
L’empire varègue ne dure pas
Leur première capitale se situait dans le Nord forestier, près du lac Ladoga. En 882, le grand-prince Oleg installe sa cour à Kiev, 1 000 kilomètres plus au sud, au milieu des riches “terres noires” agricoles. Un siècle plus tard, en 988, son descendant, Vladimir, se convertit au christianisme byzantin, tout en développant, parallèlement, des relations commerciales et politiques étroites avec l’Europe latine, mais aussi avec la Chine et les empires musulmans. Résidence royale et emporium, célèbre pour ses clochers aux bulbes d’or, Kiev rivalise alors avec Paris et les cités italiennes : son rayonnement est tel que le roi Henri Ier de France demande en 1051 la main d’une princesse locale, la belle Anne de Kiev, qui sera reine jusqu’en 1060.
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Mais l’empire varègue ne dure pas. Les seigneuries et républiques qui le composent se détachent du pouvoir central, notamment Novgorod-la-Grande, dans le Nord. En 1240, les Mongols prennent Kiev, la pillent et la brûlent. Le sud et l’ouest de Rouss – l’Ukraine et la Biélorussie actuelles – sont absorbés par la Pologne catholique : une mainmise que renforce, en 1597, la mise en place d’une religion hybride, dite “uniate”, orthodoxe par sa liturgie mais catholique par sa théologie et sa discipline. Le Nord et l’Est acceptent la domination mongole, mais restent fidèles à l’orthodoxie. Au XVe siècle, le grand-duc de Moscou refoule les Mongols et crée un nouvel État roussien centralisé, la Russie ( “Rossiya”).
Les Russes cherchent à imposer leur langue
Il était fatal que la Pologne et la Russie cherchent, l’une et l’autre, à réunifier l’ancienne Rouss à leur profit. C’est la Russie qui l’emporte. En 1667, elle s’empare de la rive orientale du Dniepr, Kiev incluse. En 1772, 1792 et 1795, à la faveur des partages successifs de la Pologne, elle pousse son avantage jusqu’à Brest-Litovsk. Mais l’ouest de l’Ukraine, autour de Lviv, lui échappe : l’Autriche des Habsbourg en prend possession, sous le nom de Ruthénie (forme latinisée de Rouss), et la gardera pendant près de cent trente ans. Les Russes chercheront sans cesse à imposer leur langue à la place de l’ukrainien et à éradiquer l’uniatisme. Les Autrichiens, au contraire, encouragent leurs sujets ruthènes à préserver leur culture et leur religion.
Deuxième paradoxe : l’État ukrainien moderne est une invention russe. Ou plus exactement soviétique. Les Autrichiens tentent de créer en 1918, sous leur protection, un “royaume d’Ukraine”. Les nationalistes ukrainiens en proclament l’indépendance. Les Polonais chevauchent jusqu’à Kiev. En définitive, les bolcheviques récupèrent en 1921 presque toute l’Ukraine russe. Mais ils installent leur “dictature du prolétariat” dans le cadre d’une République soviétique d’Ukraine théoriquement souveraine.
En 1945, Staline rattache à cette entité tous les territoires ukrainophones autrefois échus aux Habsbourg : la Galicie, polonaise de 1919 à 1939 ; la Ruthénie subcarpatique, incorporée à la Tchécoslovaquie ; et la Bucovine, annexée par la Roumanie. Il réalise ainsi, pour la première fois, l’unité nationale d’une Ukraine jusqu’ici divisée. Allant plus loin encore, il ordonne que Kiev et d’autres villes ukrainiennes, durement touchées par la Seconde Guerre mondiale, soient reconstruites dans un même style local, puis fait admettre l’Ukraine et la Biélorussie aux Nations unies en tant que membres à part entière. En 1954, le successeur de Staline, Nikita Khrouchtchev, lui-même d’origine ukrainienne, parachève cette œuvre en rattachant la Crimée, jusqu’alors russe, à la République soviétique d’Ukraine.
Certes, Staline et Khrouchtchev sont persuadés que ce ne sont là, comme dans le reste de l’URSS, que des fictions sans conséquences réelles. D’autant plus que la population ethniquement ukrainienne, décimée par les famines des années 1920 et 1930 et par la guerre entre 1941 et 1945, est peu à peu remplacée par des russophones, notamment dans les régions industrielles situées à l’est du Dniepr (Dnipropetrovsk, Donetsk, Zaporijjia…). Mais en 1991, quand le régime communiste tombe, toutes les républiques soviétiques déclarent leur indépendance, les unes après les autres. Et l’Ukraine, avec 604 000 kilomètres carrés et 32 millions d’habitants (et depuis, 40 millions), est à la fois la plus puissante et la plus viable d’entre elles.
Les Européens n’ont pas encore surmonté les difficultés liées à la réunification allemande
Troisième paradoxe : un brillant intellectuel américain, Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller politique et stratégique de Jimmy Carter, peut être considéré comme le principal responsable de la guerre russo-ukrainienne actuelle. En 1997, il publie un livre intitulé le Grand Échiquier , une réflexion ambitieuse sur la place des États-Unis dans l’après-guerre froide, les moyens de préserver la “primauté américaine” et les “impératifs géostratégiques” qui devraient en découler. En fait, l’ouvrage tourne autour de la Russie. Selon Brzezinski, ce pays, même diminué, même décommunisé, constitue une menace pour l’ordre international, du seul fait de son poids géopolitique en Eurasie. Pour mettre un terme à cette situation, il faut détacher l’Ukraine de son orbite et l’intégrer aux structures euro-atlantiques : Otan et Union européenne.
Aux États-Unis et en Europe, cette thèse n’est généralement pas prise au sérieux. La priorité, pour les gouvernements américains successifs, de la fin de l’ère Reagan à l’ère Clinton, n’est pas de démanteler un peu plus une Russie dotée d’un arsenal nucléaire égal au leur, mais au contraire de la stabiliser. On se rappelle en outre que les quatre années où Brzezinski a inspiré la politique étrangère américaine, de 1977 à 1981, ont été marquées par une série de revers majeurs, de la chute du chah à l’invasion soviétique de Kaboul…
Quant aux Européens, ils n’ont pas encore surmonté les difficultés liées à la réunification allemande, à l’élargissement de l’Union à l’ancienne Europe de l’Est ou à la crise balkanique. Pas question d’intégrer de surcroît un pays massif tel que l’Ukraine. Accessoirement, la Russie n’apparaît pas alors comme un ennemi mais bien comme un partenaire, notamment en matière énergétique.
Moscou estime avoir le droit de riposter
Mais en Russie, le Grand Échiquier de Brzezinski fait l’effet d’une bombe. Dans Ukraine-Russie, la carte mentale du duel, le géographe français Michel Foucher note que le livre a été immédiatement inscrit au programme des écoles militaires, à côté des grands classiques de la géopolitique : les ouvrages du Britannique Halford John Mackinder, de l’Américain Alfred Mahan et de l’Allemand Karl Haushofer. Les Russes l’interprètent comme un “plan offensif” quasi officiel, qui confirme leur vision traditionnelle, quelque peu paranoïde, des relations internationales : depuis la notion, ancienne, d’un complot de l’Occident catholique contre la Sainte Russie orthodoxe, jusqu’à la conception soviétique d’une URSS “assiégée” par les puissances capitalistes.
Les “révolutions” de 2003 et 2004, qui déposent en Géorgie puis en Ukraine des dirigeants prorusses au profit d’opposants antirusses, s’inscrivent dans cette interprétation. Dès lors, Moscou estime avoir le droit de riposter. La Géorgie est mise au pas en 2008, la Crimée (jusque-là ukrainienne) conquise en 2014, le Donbass infiltré. En février 2022, enfin, une guerre totale est lancée contre l’Ukraine.
Mais il y a un quatrième paradoxe : l’attaque russe n’a pas aggravé la coupure, en Ukraine, entre l’ouest ruthène et l’est russophone, entre uniates et orthodoxes ; au contraire, elle a ukrainisé l’ensemble du pays, amenant même nombre de russophones à s’intégrer davantage au pays ou même à changer de langue. Vérification expérimentale de ce qu’avançait Ernest Renan : une nation, ce n’est pas une fatalité ethnique ou géographique, mais « un plébiscite de tous les jours »