Hisham Matar: « On ne revient pas d’exil, on continue »
À Londres, l’écrivain vient de publier « To Know and To Not Known », un bref essai (non traduit en français) adapté d’une Lectio Magistralis donnée à Florence en mai 2024. Il s’agit de pages puissantes, qui ouvrent d’innombrables perspectives. Les bénéfices de la vente seront reversés à Médecins sans frontières et à l’aide médicale en faveur des Palestiniens. Hisham Matar était l’invité de l’Intime festival qui s’est tenu le week-end dernier à Namur, où nous l’avons rencontré.
Dans votre texte, vous plaidez pour qu’on appelle les crimes par leur nom. Est-ce ce qui manque aujourd’hui à propos de la guerre à Gaza ?
C’était le cas au début, mais le débat a beaucoup évolué au cours de ces deux dernières années, davantage d’ailleurs dans la société civile qu’au sein des gouvernements européens : le langage utilisé rattrape en quelque sorte les faits. Mais je pense que cela a montré à quel point Israël est capable d’exercer son pouvoir (tant au niveau local qu’international) et de commettre des crimes aussi atroces, sans provoquer le type de réaction que nous attendons tous. Raison pour laquelle je dis que nous sommes en train de devenir fous en silence. Si la réalité ne correspond pas à ses conséquences – ce qui est l’une des définitions de la folie -, alors nous sommes en état de folie. Nommer les choses est important, c’est la première étape, mais cela ne suffit pas. Dans mon cas personnel, Israël s’est toujours comporté de la sorte. Pas à ce niveau-là bien sûr, mais la situation n’a cessé d’empirer au fil du temps. Il est donc vraiment important que le débat, dans les lieux où je vis, rattrape désormais la réalité. J’ai le sentiment que la situation présente n’est possible que grâce au silence qui a régné pendant toutes ces années. Il est donc important de nommer les choses. Le fait de les nommer a aussi un effet cumulatif, cela prend du temps. Nous devons donc trouver les mots justes, car les mots sont un moyen pour tenter de comprendre, d’être fidèle à la réalité.
Par Hisham Matar, une déambulation vertueuse à Sienne
Vous ne comprenez pas la réticence des Européens. Vous vous sentez d’ailleurs différent d’eux, « hors du centre » pour reprendre vos mots. En quoi ?
Je ne parle ici que de la question palestinienne. Selon moi, tout découle du fait qu’Israël est un projet européen. C’est n’a rien à voir avec nous, qui avons vécu avec les Juifs pendant des siècles. En Libye, la communauté juive était une partie harmonieuse et centrale de la vie. Aujourd’hui encore, nous cuisinons des plats juifs libyens, et personne n’essaie de s’en cacher. Nous avons grandi avec ça. Je ne dis pas que tout est parfait, chaque société a ses tensions, mais pendant des siècles, les Juifs ont fait partie du monde arabe. Et nous n’avons jamais fait ce que l’Allemagne a fait, il n’y a jamais eu de déshumanisation à cette échelle. Pour construire un pays comme Israël, il faut créer un grand mensonge, à savoir que les Arabes sont le prolongement des nazis. Les Européens voient Israël d’une manière qui ne correspond pas à la réalité. La raison pour laquelle l’Europe a été particulièrement vulnérable à la propagande israélienne est qu’Israël est issu de l’histoire européenne. Bien sûr, il y a aussi la folie de l’Holocauste et la folie du racisme dont les Juifs ont été victimes dans tant de régions d’Europe. C’est tellement marquant que l’on comprend pourquoi de nombreux Européens ne veulent pas envisager que les héritiers de cette histoire commettent des actes illégaux et injustes. C’est un vaste sujet, il est difficile d’y répondre brièvement.
guillement
Il n’est pas surprenant que quelqu’un comme Trump soit apparu en ce moment: si vous avez un populiste qui n’est pas capable d’exiger des débats plus rigoureux, tout le monde peut s’en tirer à bon compte.
« Combien faut-il savoir pour que ce soit suffisant ? Combien faut-il savoir pour savoir quoi penser ? » (*) C’est une question délicate que vous posez là.
Je fais évidemment référence à ce qui se passe en Israël et en Palestine, mais cette question est plus large. Alors que nous avons aujourd’hui accès, croyons-nous, à beaucoup d’informations, si je m’arrête et que je réfléchis un instant, il y a très peu de choses que je sais vraiment. Pourtant, je peux parler de tel ou tel sujet. Nombre d’entre nous fonctionnent ainsi. De plus, à notre époque, il y a aussi beaucoup d’informations de seconde main. Et nous sommes également confrontés à une crise de la vérité. Qui dit quoi ? Nous sommes entourés non seulement de politiciens, mais aussi de personnalités publiques qui progressent en mentant. Qui mentent de manière évidente. Et savent qu’ils mentent. Et savent que nous savons qu’ils mentent. Pourtant, ils évoluent de la sorte. Nous les appelons « leaders » parce que, littéralement, ils dirigent l’humeur de la société. Ils le font quoi qu’il arrive. C’est ainsi que la politique de Trump a un impact à tous les niveaux : il change la façon dont les gens agissent.
Mais cette question de savoir ou de ne pas savoir, je l’entends aussi pour tout ce qui concerne l’intimité, vis-à-vis des amis, des amants. Parfois, ne pas savoir est une bonne chose. Tout savoir peut être radical, devenir une forme de tyrannie. Personnellement, je ne veux rien savoir des personnes qui me sont chères, à moins qu’elles ne me le disent. Je ne souhaite pas savoir d’une manière autre. Je pense que, parfois, il est courageux de savoir, et que parfois, il est courageux de ne pas savoir, de choisir de ne pas savoir. Cette question n’est pas simple.
Le plus souvent, ceux qui nous dirigent semblent avoir réponse à tout.
Je me rappelle d’un moment de radio avec Rowan Williams, qui fut l’archevêque de Canterbury de 2002 à 2012. C’est un homme très intelligent et s’il n’est pas un homme politique, c’est une autorité religieuse. Je ne me souviens pas si son interview a eu lieu avant le début de la guerre en Irak ou pendant la campagne Tony Blair en faveur de cette guerre. On lui avait demandé ce qu’il pensait de cette guerre, et il est resté complètement silencieux pendant 12 secondes. À la radio, 12 secondes, c’est très long. Puis il a donné une réponse qui montrait qu’il n’était clairement pas favorable à la guerre. Quand vos propos sont importants pour la vie publique, on pourrait penser que lorsqu’on vous pose une question sérieuse et que la réponse ne vient pas immédiatement, vous y réfléchissez. C’est très rarement le cas.
« Les mots, comme les visages, sont incertains. Œuvres inachevées en cours de réalisation, sans cesse façonnés et déformés par notre histoire, imprégnés de sens et d’intentions déclarées ou non, ce que nous en percevons n’est par définition qu’une approximation » (*), écrivez-vous. Le romancier en vous connaît bien ce côté mouvant des mots. Mais qu’en est-il des dirigeants et des politiciens lorsqu’ils utilisent ces mêmes mots ?
Tout dépend en grande partie de notre rapport à la langue. Aux États-Unis et en Angleterre, ce que l’on pourrait appeler notre pacte avec la langue, notre lien, nos attaches avec elles, sont devenus moins sûrs. D’une part parce que nous la confions pour partie à l’intelligence artificielle, et d’autre part parce que notre système éducatif est en crise. Il n’est pas surprenant que quelqu’un comme Trump soit apparu en ce moment : si vous avez un populiste qui n’est pas capable d’exiger des débats plus rigoureux, tout le monde peut s’en tirer à bon compte. Cette question de notre engagement envers le langage est très importante pour réfléchir fondamentalement à ce que sont les mots, ce qu’ils signifient, mais aussi à ce qu’ils en viennent à signifier par notre utilisation. C’est aussi une question de rapidité, alors que nous n’avons pas assez de temps. La rapidité des choses, de la transmission d’informations, de notre vie quotidienne a perturbé tout ce qui a trait aux conséquences. Ainsi, vous pouvez dire un mensonge ou faire n’importe quoi, cela attirera peu l’attention, cela passera. Les conséquences sont donc devenues moins graves dans certains cas. Quand on regarde ce qui s’est passé au cours des sept derniers mois aux États-Unis, toutes les erreurs ont eu très peu de conséquences. Si l’on peut dire ce qu’on veut et que tout le monde l’oublie le lendemain, ou dit que ces choses n’ont pas vraiment été dites, ou que ce n’est pas vraiment ce qu’on voulait dire, notre lien à la langue, l’outil le plus puissant dont nous disposons, ce qui nous distingue des autres animaux, s’affaiblit et devient fragile.
⇒ (*) traduction non réalisée par un professionnel.