C’est une sorte de partie géante du jeu du chat et de la souris qui s’est lancée à Paris ce mercredi 10 septembre alors que le soleil n’était pas encore levé. Dans le rôle du chat, les forces de l’ordre, dont il est impossible de rater la présence dans les rues de la capitale. Partout on aperçoit des gyrophares bleus qui clignotent, des fourgons garés en file indienne et des motards en gilet pare-balles qui font des rondes à toutes bombes.
Dans celui de la souris, les manifestants. Des jeunes surtout, ancrés très à gauche, rarement âgés de plus de 25 ans, qui cherchent à couper la circulation pour paralyser Paris à l’appel du mouvement Bloquons tout. Objectif : mettre la pression sur le gouvernement pour qu’il revienne sur le projet de budget qui selon eux demande beaucoup à ceux qui ont peu et peu à ceux qui ont beaucoup. Et dénoncer la «casse sociale» menée par le Président depuis huit ans, glisse un manifestant remonté par la nomination à Matignon la veille de Sébastien Lecornu, macroniste de la première heure.
Aux aurores, dans le sud de la capitale, des petits groupes se déplacent par grappes, à pied ou à vélo. Ils suivent les messages échangés dans des dizaines de canaux Telegram, les appels à bloquer telle ou telle porte de Paris, et les secteurs à éviter quand les policiers y sont présents en nombre. Peu après 7 heures, une centaine de personnes mettent le cap sur la porte d’Ivry. Le petit cortège s’installe en plein milieu de la route, devant une des sorties du périphérique où des automobilistes les regardent mi-interloqués mi-énervés.
Cheveux mi-longs et masque FFP2 sous le nez, Arthur (1), la vingtaine, sourit. Cela fait deux heures qu’il marche dans Paris, et après avoir échoué avec d’autres à perturber le trafic aux portes d’Orléans et d’Italie, un bouchon se crée enfin devant ses yeux. «Il y a beaucoup trop de flics. Dès qu’on essaie de faire quoi que ce soit, on se fait gazer, souffle-t-il. On ne va pas se mentir, c’est un petit peu un flop. On se fait complètement réprimer.» Le ralentissement ne dure pas. Les voltigeurs de la Brav-M déboulent quelques minutes plus tard. Plusieurs manifestants sont attrapés, fouillés, contrôlés, et pour certains interpellés. A 9 h 30, le ministère de l’Intérieur parlait de 192 interpellations, dont 132 rien qu’à Paris.
Pour les autres, la partie continue. «Bon, qu’est-ce qu’on fait ? On se bouge ? demande un quadragénaire qui en est ressorti avec une simple remontrance de la part d’un policier. J’ai l’impression que pour les blocages de ce matin, par ici, c’est terminé.» A quelques rues de là, le local d’une association de quartier sert de «base arrière». On y sert du café, des fruits et des viennoiseries. Et on réfléchit à la suite à donner à ce début de matinée.
Certains appellent à se joindre aux cheminots, qui se rassembleraient à Montparnasse. D’autres à appuyer des blocages d’établissements scolaires, comme le lycée Claude-Monet dans le XIIIe arrondissement dont l’entrée est barrée par plusieurs dizaines d’étudiants assis sur des poubelles, ou encore à traverser Paris pour rejoindre plus au nord des manifestants qui semblent avoir un peu plus de succès. L’engouement est un peu retombé. Difficile de croire que la capitale sera bloquée ce 10 septembre. «Il ne faut pas se décourager, il n’est que 8 h 45, la journée est encore longue, positive une étudiante. Et puis de toute façon, nous, à Paris, ce n’est pas forcément le plus important. Ça bouge partout en France et c’est ça compte.»
Dans les boucles Telegram, nouveau mot d’ordre : se rassembler à gare du Nord pour soutenir les cheminots et organiser une assemblée générale. L’édifice construit il y a près de deux siècles est lourdement gardé. Des gendarmes patrouillent par petits groupes à l’intérieur et contrôlent au faciès tous les jeunes qui n’ont pas l’air d’être là pour prendre un train. Cinq étudiantes qui n’ont pas encore 20 ans, amies de lycée et toutes aujourd’hui dans des filières différentes, les regardent de loin, s’interrogeant sur la possibilité d’être placées en garde à vue pour le simple motif d’être là, devant la gare, en ce mercredi matin.
Plusieurs convois finissent par arriver. Tant et si bien qu’un gros millier de personnes font face à l’entrée principale, barrée par un cordon de forces de l’ordre. Lancés par une petite fanfare, les chants fusent. Cela va du traditionnel «Même si Macron ne le veut pas, nous, on est là» au plus circonstancié «Nous aussi, on va passer en force». «Entendre tout ça, ça me rend tellement nostalgique», lance un jeune aux longs cheveux blonds attachés en chignon. Une de ses camarades de lutte lui répond : «Ça me rappelle tellement les manifs contre la loi sécurité globale.» Valises à la main, plusieurs voyageurs sourient beaucoup moins. Une dame d’une cinquantaine d’années s’énerve face au cordon de forces de l’ordre qui refuse de la laisser passer : «Mais putain, on a un train à prendre !»
Alors qu’un cortège se forme et commence à défiler autour de la gare, la Brav-M redébarque, plusieurs fourgons de CRS aussi. La manifestation est scindée en deux. Une partie est nassée. L’autre dispersée à coups de gaz lacrymogènes. Nouveau moment de flottement. On se demande s’il ne vaut pas mieux rejoindre la place de la République, où un rassemblement serait en train de se former, ou mettre le cap sur la gare de Lyon ou les Halles. Trois jeunes en blouse blanche débarquent essoufflés et en retard. Ils étaient des premières tentatives de blocage dans le sud de Paris aux aurores et viennent de traverser la capitale à pied, racontent-ils. Face à la foule éparpillée, ils sont partagés. D’un côté, dit l’un d’eux, «ça fait du bien» de manifester à nouveau et de voir «que tout le monde n’est pas endormi». D’un autre, souffle-t-il, «je pensais qu’aujourd’hui on serait plus nombreux».
(1) Le prénom a été modifié.