Il est l’un des chroniqueurs stars du Financial Times. Connu pour ses nombreux ouvrages sur l’économie du football, Simon Kuper est aussi un amoureux de la France, où il vit depuis plus de vingt ans. Observateur avisé de notre pays, dont il a obtenu la nationalité, le journaliste britannique ne peut s’empêcher de sourire quand certains voient en Emmanuel Macron un chantre du néolibéralisme : « l’État français est plus grand qu’à son arrivée au pouvoir en 2017 ! », rétorque-t-il.

Alors que le pays s’enlise dans une situation politique et budgétaire insoluble, Simon Kuper s’étonne qu’une majorité de Français, en soutenant le Rassemblement national ou la gauche, continue à croire que la France « peut continuer comme ça, avec des retraites de vingt-cinq ans et des dépenses publiques s’élevant à 57 % du PIB ». Entretien.

L’Express : On accuse souvent Emmanuel Macron de mener une politique « néolibérale ». Mais pour vous, « la France de Macron est peut-être la nation la moins néolibérale au monde ». Pourquoi ?

Simon Kuper : Les dépenses publiques en pourcentage du PIB sont parmi les plus élevées du monde. En haut du classement du FMI, on retrouve des petites îles du Pacifique comme les îles Marshall ou Kiribati, où il n’y a pas d’emplois et qui ne sont pas connectées à l’économie mondiale. Mais si on considère les pays qui ont une population de plus de 150 000 personnes, seule l’Ukraine avec 74 % du PIB a des dépenses publiques plus élevées. Rappelons qu’elle lutte contre une invasion russe. Avec 57 %, les dépenses de la France sont vraiment exceptionnelles pour un pays en paix. On ne connaît pas les chiffres de la Corée du Nord, qui sont probablement plus élevés. Mais pour un pays développé, la France est en haut du classement.

LIRE AUSSI : Et si on taxait les riches ? Ce que disent vraiment les chiffres… et ce qu’ils cachent

Aujourd’hui, il y a un débat sur la taxation des riches. Vu qu’il y a beaucoup d’exilés fiscaux, notamment en Belgique, cette taxation ne résoudra nullement le problème d’un État obèse et omnipotent, mais qui ne plaît pas aux citoyens, de plus en plus mécontents de leurs systèmes de santé comme d’éducation. La réponse des Français, c’est qu’il faudrait dépenser encore plus…

On est donc loin de Margaret Thatcher…

C’est souvent la comparaison brandie par les opposants de Macron. Mais l’Etat français est plus grand qu’à son arrivée au pouvoir en 2017 ! Le cœur du problème, ce sont les retraites. Est-il supportable d’avoir des retraites de vingt-cinq ans ? En France, les gens qui arrivent à 61 ans, l’âge moyen de retrait effectif, ont dès ce moment une espérance de vie de 25 ans environ, vu que l’espérance de vie est de 85 ans pour les femmes et 80 ans pour les hommes. Cela fait près d’un quart de siècle de différence.

Même la gauche modérée, avec le Parti socialiste, entend revenir sur la réforme des retraites de 2023…

Un homme politique m’a dit un jour que l’extrême gauche a gagné le débat économique. Les électeurs du RN comme ceux de la gauche, qui représentent une majorité, pensent qu’on peut continuer comme ça, avec des retraites de vingt-cinq ans et des dépenses s’élevant à 57 % du PIB. Je ne suis personnellement pas opposé à ce qu’on fasse payer plus les riches. Mais même avec cette taxation, je doute que le modèle puisse continuer comme ça.

“Si Édouard Philippe gagne en 2027, il aura une courte fenêtre pour agir”

Selon vous, sur l’économie, le RN serait un « parti de gauche ». Vraiment ?

C’était différent sous Jean-Marie Le Pen. Mais depuis, le RN a compris que la majorité de ses électeurs soutenaient des positions économiques antilibérales.

Pourquoi la France n’arrive-t-elle pas à réduire la voilure en termes de dépenses ?

Parce que les électeurs comme les partis ne considèrent pas que c’est un problème. Ils n’ont toujours pas pris conscience qu’on ne peut pas avoir une dette illimitée alors que la France emprunte désormais à un taux de 3,5 %, comparable à celui de la Grèce ou de l’Italie. Mais très peu de personnes ici ont des actions ou des obligations. La majorité de la population est détachée des marchés, et se méfie d’eux. Ils ne comprennent donc pas les enjeux, et pensent plutôt qu’il s’agit d’une invention brandie par Emmanuel Macron pour réduire le niveau de vie des pauvres. Il y a en France une conscience très faible des questions économiques. En Grèce, c’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. Au Royaume-Uni, où il y a à peu près les mêmes problèmes de finances publiques qu’ici, la population a quand même plus conscience que les dépenses du gouvernement sont restreintes par les marchés.

LIRE AUSSI : David McWilliams, économiste : « Les Irlandais peuvent expliquer aux Français ce qu’est une vraie austérité… »

Vous avez rappelé dans le Financial Times que l’État français n’a pas toujours été aussi gros et étendu, et que l’euro a été un moment de bascule. Pourtant, les gouvernements français n’ont pas voté de budget à l’équilibre depuis 1973…

En 1970, l’âge moyen effectif de départ à la retraite était de 68 ans, soit exactement l’âge auquel décédait en moyenne un homme français (à une époque où la plupart des travailleurs étaient des hommes). En 1995, six gouvernements de pays développés dépensaient plus que la France.

Mais dès que la France a su qu’elle allait rejoindre l’euro, elle a eu la certitude que la Banque centrale européenne (BCE) allait payer pour elle et imprimer de la monnaie, permettant beaucoup plus de flexibilité dans ses dépenses. Sous Mitterrand, à une époque où la dette n’était pourtant que de 20 % du PIB, les marchés se sont opposés à sa politique économique. Mitterrand l’a accepté avec le tournant de la rigueur, car la France imprimait sa monnaie.

Il n’y a certes pas eu de budget équilibré en France depuis le début des années 1970, mais l’euro a marqué une accélération des dépenses. Même la crise de 2008 n’a pas inquiété la France, contrairement à l’Italie ou à la Grèce. Face aux demandes de la population et de syndicats, comme au moment des gilets jaunes ou du Covid, les gouvernements ont continué à débloquer des fonds. Aujourd’hui, nous sommes face à une dette qui s’élève à près de 120 % du PIB. On arrive à la fin d’un modèle.

Il y a un mot qui revient sans cesse dans le débat : « débloqué ». On dit, « le gouvernement a débloqué les fonds ». Quand la population et les syndicats demandent de nouvelles dépenses, le gouvernement répond dans un premier temps que ça n’est pas possible. Puis, le gouvernement finit toujours par revenir sur cette décision, en annonçant qu’ils ont « débloqué » les fonds, ce qui laisse sous-entendre que les fonds étaient toujours là, et que le gouvernement, dans sa grande mansuétude, accepte enfin de les dépenser.

Pour l’instant la France semble complètement bloquée. Pensez-vous qu’il est possible de réformer le pays ?

Il va falloir attendre la prochaine élection présidentielle. Jusque-là, tous les partis d’opposition vont continuer à bloquer tout ce que fera le gouvernement. Aucun parti ne veut prendre le risque de coopérer avec les macronistes, pour ne pas être associé à leur bilan en 2027. Je doute que le RN gagne. Je pense qu’une victoire d’Édouard Philippe est plus probable. Dans ce cas, il dira « on doit dépenser moins ». Dans les premiers mois suivant son élection, il bénéficiera sûrement d’une majorité au Parlement, et donc d’une courte fenêtre pour agir. Mais rapidement, les blocages vont recommencer. Et même si le RN venait à gagner, il arrivera un moment où les gens accuseront l’extrême droite de néolibéralisme !

LIRE AUSSI : Arthur Goldhammer (Harvard) : « Emmanuel Macron partira avec peu de réalisations à son actif »

Selon vous, les Français « tiennent des discours quasi extrémistes mais se comportent tels des conservateurs », avec des gouvernements majoritairement à droite depuis deux siècles. La radicalité révolutionnaire souvent brandie dans les discours, comme on le voit une nouvelle fois avec la mobilisation « Bloquons tout », n’est-elle donc qu’une posture ?

La révolution occupe une place importante dans l’imaginaire national, c’est une spécificité française, ce qui n’est pas le cas aux Pays-Bas, au Royaume-Uni ou en Allemagne. Les deux grandes références historiques des Français sont la Révolution et la Résistance, deux périodes durant lesquelles les bonnes personnes se seraient rebellées contre un gouvernement mauvais. Mais finalement, les Français préfèrent voter, dans la majorité des cas, pour le centre droit. Ils veulent une existence prévisible, avec un contrat à vie, une retraite assez longue. En somme, un pays gouverné par une figure comme Macron, qui s’inscrit vraiment dans la tradition des présidents français de centre droit. Même constat sur les énarques, contre lesquels les Français passent leur temps à râler, mais finissent toujours par voter pour eux.

“La France ne compte plus, que ce soit en Ukraine ou à Gaza”

Avec la guerre en Ukraine et l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche, les Européens semblent prendre conscience de la nécessité d’augmenter les dépenses de défense. Est-ce que le contexte géopolitique ne rend pas le problème budgétaire français encore plus pressant ?

Oui, mais de fait, la France a décidé de ne pas dépenser plus pour sa défense : on est toujours à environ 2 % du PIB. Simplement parce que les électeurs ne le demandent pas, même s’ils soutiennent les Ukrainiens dans la parole, ils ne se considèrent pas comme réellement menacés par la Russie. Ils préfèrent augmenter les dépenses sociales pour les retraites, qu’augmenter les dépenses de défense. Et l’Élysée, dans les faits, est aligné sur cette position.

Les grands discours d’Emmanuel Macron, qui entend encore peser au niveau international, sont-ils donc déconnectés de la réalité ?

Je reviens de Pologne, et les Polonais disent que la France ne peut plus que parler. Macron a déclaré que la France est une « puissance de l’Indo-Pacifique », car la France a des territoires dans le Pacifique. Mais les Chinois rient. La France, comme le Royaume-Uni, ne compte plus, que ce soit en Ukraine ou à Gaza. Tout le monde se fiche de ce qu’on dit. Et c’est aussi lié aux manques de dépenses dans la défense.

Vous avez dit que, selon vous, l’hypothèse d’une victoire du Rassemblement nationale n’est pas la plus probable. Mais le Royaume-Uni, la France et l’Allemagne ne suivent-ils pas tous une même trajectoire, se dirigeant vers une victoire des populismes de droite ?

Oui, bien sûr que c’est possible. En Grande-Bretagne, les conservateurs et le mouvement Reform UK pourraient, ensemble, construire une coalition. Dans le cas d’une majorité de Reform UK, le Premier ministre serait Nigel Farage, et si la majorité revient aux conservateurs, alors ce serait certainement Boris Johnson, dont j’estime le retour probable à la tête du parti avant les élections de 2029.

En France, le problème du RN, c’est qu’ils n’ont pas de partenaire pour une coalition. Peut-être les Républicains. La gauche mélenchoniste pourrait voter pour certaines propositions économiques du Rassemblement national. Mais sur le plan politique, le RN est aujourd’hui seul, et le vote RN reste un vote de protestation, parce que les gens, jusque-là, savent que leur victoire est impossible. En 2024, quand la possibilité d’une victoire du Rassemblement national s’est présentée, les électeurs ont clairement dit non.

Le problème de la France n’est-il pas que tout tourne autour de la figure du président de la République, ce qui explique notre incapacité à créer des coalitions de gouvernement et à faire des compromis ?

Oui, le problème dépasse très largement la seule personne d’Emmanuel Macron. Il y a deux ans, j’ai écrit un article dans lequel je plaidais pour une VIe République, avec un président plus faible et un vrai système parlementaire. C’est seulement dans ces conditions qu’on pourrait voir des coalitions se former. En 2024 par exemple, le PS et les macronistes auraient dû s’entendre. C’est ce qui se serait passé en Allemagne.

LIRE AUSSI : « Bloquons tout » : le symptôme d’un État père Noël à bout de souffle, par Kevin Brookes

En 2024 toujours, Mélenchon a prétendu vouloir gouverner seul sous prétexte que le Nouveau Front populaire avait obtenu le plus de sièges à l’Assemblée, alors qu’en réalité, il était loin d’avoir une majorité suffisante pour gouverner. Une réaction normale, dans un régime parlementaire, aurait été de rechercher un partenaire avec qui faire une coalition, et accepter des compromis. En voyant que cela était totalement impossible, je me suis dit qu’on a vraiment besoin d’une VIe République, et d’institutions qui ne soient pas uniquement faites pour Charles de Gaulle.

.