Malgré elle, la Vuelta s’est transformée en théâtre géopolitique. Depuis le grand départ du Tour d’Espagne le 23 août, les manifestations propalestiennes se multiplient sur les routes, et visent notamment la formation israélienne Israël-Premier Tech. Plusieurs étapes ont ainsi été perturbées par des actions menées lors de la course, blessant parfois des coureurs, comme cela fut encore le cas mardi, lorsque le coureur espagnol Javier Romo a été contraint à l’abandon, après sa chute provoquée par un manifestant propalestinien.

Malgré ces manifestations répétées, dans un pays qui a reconnu l’Etat de Palestine en 2024, la formation Israël-Premier Tech a exclu de se retirer de la course. Une décision immédiatement saluée par le Premier ministre Benyamin Nétanyahou sur le réseau social X, qui a félicité le patron de la formation Sylvan Adams « de ne pas céder à la haine et à l’intimidation », avant de l’encenser : « Vous faites la fierté d’Israël ».

Un échange qui interpelle sur les liens entretenus entre la formation cycliste et le pouvoir israélien. « Officiellement, il n’y a aucun lien entre Israël et l’équipe Israël-Premier Tech. C’est du moins ce que l’on nous dit », avance Simon Chadwick, spécialiste reconnu en géopolitique du sport et du sport afro-eurasien, et enseignant à la Emlyon Business School. Créée en 2015, la formation Israël-Premier Tech a été fondée par Sylvan Adams, un milliardaire israélo-canadien, « un proche du Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou » selon Jean-Baptiste Guégan, spécialiste en géopolitique du sport. L’homme de 66 ans se définit lui-même comme un « ambassadeur autoproclamé d’Israël », œuvrant depuis une décennie à redorer l’image d’Israël, « un pays incompris à cause d’une couverture médiatique négative », selon ses propos. Il a néanmoins toujours rejeté la dimension politique de ses activités, préférant décrire « tout ça comme de la diplomatie », disait-il à l’AFP en 2021.

« Au départ, elle ne s’appelait pas Israël-Premier Tech, mais Israël Startup Nation [et même Cycling Academy, puis Israel Cycling Academy à l’origine], explique Jean-Baptiste Guégan. En revenant au pays, Sylvan Adams a décidé de se lancer dans le vélo. »

« Il a contribué à financer l’équipe, un centre de formation et aussi un vélodrome. En 2017, il a d’ailleurs déclaré qu’il était là pour ‘promouvoir la marque Israël’. On est vraiment dans du ‘national branding’, autrement dit comment valoriser un pays. »

Jean-Baptiste Guégan, spécialiste en géopolitique du sport

à franceinfo: sport

Un an après, en 2018, les trois premières étapes du Tour d’Italie (Giro) passent en Israël, avec un Grand départ depuis Jérusalem. Dans le même temps, Benyamin Netanyahou, Premier ministre depuis 2009, consolide son assise politique et décide de faire d’Israël un territoire attractif, en misant notamment sur le tourisme. « Il met en avant Tel-Aviv, et on va voir beaucoup de petites sociétés se développer, dans le domaine de la technologie et de l’intelligence, qui vont avoir un impact fort », souligne Jean-Baptiste Guégan. « Avant l’attaque du 7 octobre 2023, Israël essayait de se positionner comme une ‘start-up nation’ dans le domaine des technologies sportives. Il existait donc un pôle de start-ups dans ce domaine à Tel Aviv, qui a attiré de nombreux financements de la part d’investisseurs privés. Là encore, certains pensent que le gouvernement israélien pourrait être derrière le financement de ces start-ups, d’où le nom de ‘start-up nation’ donné à Israël », approfondit Simon Chadwick.

Si le cyclisme n’a pas l’influence du football à l’échelle mondiale, il n’en reste pas moins qu’il y a « toujours eu des tentatives pour stimuler l’activité économique, afin de créer un écosystème innovant et des emplois, de générer des recettes fiscales et des revenus d’exportation, grâce à ce lien avec le cyclisme professionnel », appuie encore ce spécialiste en géopolitique du sport.

Depuis sa création, si le nom a été modifié en 2022 pour devenir Israël-Premier Tech, l’objectif reste inchangé. « L’idée était d’aller chercher des coureurs qui permettent à la formation de performer [comme le recrutement en 2022 du quadruple vainqueur du Tour de France Christopher Froome], de développer la filière jeune afin de faire sortir des champions locaux et régionaux et qu’Israël soit toujours représenté dans le sport », affirme Jean-Baptiste Guégan.

« Cette équipe a été créée pour promouvoir les cyclistes israéliens, confirme Simon Chadwick. Sylvan Adams nie catégoriquement travailler pour le compte du gouvernement, mais il souligne néanmoins qu’il tient à mettre en avant non seulement les cyclistes israéliens talentueux, mais aussi le meilleur d’Israël en général. » Ancien coureur d’Israel-Premier Tech entre 2021 et 2022, l’Italien Alessandro de Marchi racontait, à The Observer en juillet dernier : « À l’époque, je ne comprenais vraiment pas grand-chose à Israël. Les responsables de l’équipe avaient envie de montrer la beauté du pays – c’était clairement la politique de l’équipe -, mais il n’y avait jamais de sentiments hostiles à Gaza ou aux Palestiniens, ni de référence à l’occupation de la Cisjordanie. Il y avait une propagande plus légère, disons, qui projetait l’image d’Israël. »

« Il semble considérer le cyclisme professionnel et l’équipe comme un atout de soft power pour Israël, afin de le représenter comme un pays attrayant et de lui donner une image positive auprès du public mondial. »

Simon Chadwick, spécialiste en géopolitique du sport afro-eurasien

à franceinfo: sport

Depuis plusieurs années, « le fait d’être une équipe de premier plan et couronnée de succès dans un sport mondial confère des qualités positives et une légitimité non seulement à l’équipe elle-même, mais aussi à la nation dont elle est originaire », relève encore le chercheur.

Mais avec la réactivation du conflit israélo-palestinien, la situation s’est complexifiée pour l’équipe cycliste, devenue une cible des manifestants propalestiniens. « L’équipe représente non plus l’image positive d’Israël, mais simplement Israël et sa politique aujourd’hui menée par Netanyahou. Et devient donc une cible, à tel point que cela s’est polarisé autour de cette formation », note Jean-Baptiste Guégan.

Malgré la multiplication des actions menées sur la Vuelta, la formation Israel-Premier Tech a exclu de se retirer, tout en retirant le nom d’Israël des maillots de l’équipe. « C’est une manière de dire qu’ils ne sont pas l’exécutif d’Israël, sans céder aux pressions, qui auraient pu créer un précédent », pointe le géopoliticien du sport.

Bien que la nature des relations ne soit pas avérée entre le gouvernement et la formation cycliste, le soutien de Benyamin Nétanyahou n’est pas anodin, d’autant plus dans un contexte géopolitique aussi brûlant. « Cela réitère et renforce en quelque sorte cette idée que, non seulement pour Israël, mais aussi pour de nombreux pays, le sport est un outil très puissant de diplomatie, de projection du soft power, d’image de marque nationale, de gestion de l’image et de la réputation, insiste Simon Chadwick. À travers le cyclisme professionnel, Israël démontre très clairement que le pays s’engage également dans cette voie. »

Quoi qu’il en soit, ces événements sur la Vuelta vont probablement interroger les futurs organisateurs de course quant à la participation de cette équipe, alors même que le gouvernement espagnol avait demandé son retrait. « L’autre question, expose Jean-Baptiste Guégan, est de s’interroger sur ces équipes sponsorisées par des Etats [comme UAE Team Emirates XRG ou Bahrain Victorious], qui auparavant avaient une logique très patriotique et qui aujourd’hui ont des stratégies d’Etat, avec une volonté de construire et de maîtriser les représentations du monde ». Le géopoliticien s’interroge : « dans le cyclisme et le sport dans son ensemble, doit-on continuer à accepter que les équipes et les sportifs soient littéralement les porte-paroles de stratégies politiques et géopolitiques ? »