S’il fallait une preuve à la fois du pouvoir de la photographie et de l’influence de la mode dans la propagation de nouvelles idées politiques, Kwame Brathwaite en serait un parfait exemple. Ce photographe afro-américain né à New York en 1938 et disparu en 2023, a accompagné et activement promu le mouvement Black is beautiful durant les années 1960 et les deux décennies suivantes. Il fait l’objet d’une toute première rétrospective en Europe au Centre de la photographie de Mougins, à voir jusqu’au 18 janvier 2026, dans le cadre du Grand Arles Express associé aux Rencontres de la photo.
Sur le premier cliché en noir et blanc présenté à l’exposition Black is beautiful, six jeunes Afro-Américains en costume cravate fixent l’objectif. Il s’agit des membres de l’AJASS (African Jazz-Art Society & Studios), un collectif d’artistes, musiciens et auteurs, saisi en 1964. Au centre de cette assemblée, Kwame Brathwaite tient un appareil photo (et son frère Elombe Brath est assis devant lui).
Créé quelques années plus tôt dans le South Bronx (New York), ce groupe de diplômés de l’école d’art industriel de Manhattan, imprégné de la pensée panafricaniste de Marcus Garvey, défend la libération des afro-descendants par l’autonomie économique. L’AJASS produit alors des concerts de jazz, des expositions et des évènements culturels à Harlem et dans le Bronx avec l’ambition de représenter, célébrer et développer la culture noire.
Durant plusieurs décennies, Kwame Brathwaite va accompagner l’activisme de l’AJASS et contribuer avec son frère Elombe, à populariser l’expression Black is beautiful.
Il commence par immortaliser dans les clubs du Bronx et de Harlem les musiciens de jazz – il est lui-même musicien – dont il organise les concerts, ainsi que les performances qui les accompagnent, mêlant poésie, théâtre et danse. Il va ensuite documenter, notamment pour la presse afro-américaine, le mouvement d’émancipation noire et la vie à Harlem.
Des mannequins Grandassa photographiées par Kwame Brathwaite dans les années 1960. De haut en bas et de gauche à droite : Ethel Parks aux Studios AJASS, 1969; Sikolo Brathwaite parée d’un bijou de tête, 1968; Sikolo Brathwaite aux studios AJASS, 1968 et Clara Lewis Buggs à la fleur jaune, 1962. (LAURE NARLIAN / FRANCEINFO CULTURE)
Mais il fait plus en montant avec son frère les Grandassa Models, une troupe de mannequins afro-américaines censées incarner la beauté et la fierté noire – Grandassa vient du terme « Grandassaland », utilisé pour désigner l’Afrique par le nationaliste noir Carlos Cooks dont Brathwait suivait les enseignements. Ces jeunes femmes sont mises en valeur lors de défilés de mode, dont le premier, Naturally : 62, qui mêle stylisme et politique, fait salle comble au Purple Manor, une boîte de nuit de Harlem, en janvier 1962, donnant le coup d’envoi officiel du mouvement Black is beautiful.
A l’exposition, des photos montrent des mannequins à la peau d’ébène et aux cheveux non défrisés, parées de bijoux de tête et de coiffes d’inspiration africaine, dans des tenues réalisées dans des tissus en provenance d’Accra et de Nairobi. Ces jeunes femmes, affranchies de l’esthétique occidentale dominante, incitent les afro-descendantes à se réapproprier leur corps et à se sentir belles dans leur apparence naturelle, y compris celle de leur chevelure afro.
Des documents vus à l’exposition « Kwame Brathwaite : Black is Beautiful ». A droite, l’affiche de l’évènement « Naturally 62 » qui donna le coup d’envoi du mouvement Black is Beautiful, à Harlem (New York) en janvier 1962. (LAURE NARLIAN / FRANCEINFO CULTURE)
On remarque ainsi la Grandassa model Nomsa Brath, élégante en robe et talons aiguilles, faisant la promotion de coiffures naturelles devant un magasin de perruques en 1963, avec une pancarte proclamant « Natural : Yes ! Wigs : No » (Naturelle : Oui ! Perruques : Non). On voit aussi la photo d’une femme brandissant un écriteau « Vivre noir, Aimer noir, Mourir noir » prise à l’occasion du Marcus Garvey Day.
Quatre clichés de campagnes publicitaires d’époque, allant du dentifrice aux cigarettes, mettant en scène des Afro-Américaines aux cheveux non défrisés, témoignent du succès de la révolution en cours défendue par Kwame Brathwaite et ses amis.
Dans les années 70, le photographe collabore avec des figures majeures de la musique, telles Stevie Wonder, dont il fut le photographe officiel, James Brown, Fela Kuti ou Bob Marley, avec qui il s’était lié d’amitié, dont on peut admirer différents clichés, sur et hors scène, à l’exposition.
Une magnifique photo en noir et blanc, particulièrement ciselée, montre Miles Davis frappant un punching-ball dans une salle de boxe new-yorkaise vers 1964. Le cartel nous apprend que le trompettiste de légende était proche de Kwame Brathwaite « tant sur le plan artistique que politique » et qu’il « fut l’un des plus grands soutiens de l’AJASS, allant jusqu’à financer certains des premiers spectacles ».
Les Jackson Five (Michael en second en partant de la gauche), au musée de l’esclavage sur l’île de Gorée (Sénégal), en 1974. (KWAME BRATHWAITE)
Kwame Brathwaite est aussi aux côtés des Jackson Five durant leur premier voyage en Afrique en 1974, notamment sur l’île de Gorée (Sénégal), et il est aussi présent la même année à Kinshasa (République démocratique du Congo) lors du fameux « combat du siècle » opposant Muhammad Ali à George Foreman.
Le photographe travaille en parallèle avec plusieurs maisons de disques et réalise les pochettes d’albums d’Abbey Lincoln, de Lou Donaldson ou de Max Roach. A l’exposition, un corner consacré à ces pochettes permet d’en observer les détails mais aussi d’écouter au casque, confortablement installé, une sélection musicale d’époque.
Une vue de l’exposition « Kwame Brathwaite : Black is Beautiful » au Centre national de la photographie de Mougins, avec, au premier plan, une photo en couleurs du boxeur Muhammad Ali lors du « combat du siècle » à Kinshasa en 1974. (LAURE NARLIAN / FRANCEINFO CULTURE)
« J’ai eu la chance de faire partie d’une scène artistique émergente à une époque caractérisée par la convergence de l’art, de la politique et, surtout, de la musique », écrivait Kwame Brathwaite, disparu en 2023. « L’âme forte du rythm and blues et du disco, l’âme groovy des sonorités jazz, l’âme roots du reggae, l’âme caribéenne du calypso, l’âme spirituelle du gospel, l’âme triste et traînante du blues authentique, l’âme franche du rap : toutes ces musiques sont dominées par l’essence de l’expérience noire, et emportent avec elle quiconque s’aventure à les écouter et tente de les comprendre. Ce sentiment, cet élan, cette émotion, peuvent être réellement fascinants. J’ai essayé de les restituer dans mon travail. »
En passe de tomber dans l’oubli, le travail de Kwame Brathwaite a été heureusement remis en lumière ces dernières années. Rihanna le citait en 2019 comme source d’inspiration pour sa première collection de vêtements Fenty, et une grande rétrospective itinérante organisée par son fils a sillonné les Etats-Unis de 2021 à 2023. Plus récemment, certains de ses clichés imprimaient la rétine à l’exposition Disco : I’m Coming Out à la Philharmonie de Paris. Un documentaire est également sur les rails. Il démontrera peut-être que si le Black is beautiful a marqué de nombreux points, l’inclusivité est encore loin d’aller de soi en 2025.
Exposition « Kwame Brathwaite : Black is Beautiful » au Centre de la photographie de Mougins (Alpes-Maritimes), originellement jusqu’au 5 octobre 2025 mais prolongé jusqu’au 18 janvier 2026.
Ouvert tous les jours sauf le lundi, de 11h à 19h, jusque fin septembre. D’octobre à janvier, ouvert tous les jours sauf les lundis et mardis, de 13h à 18h. Tarifs : 6 euros, 3 euros pour les étudiants et entrée libre pour tous les 19 et 20 septembre à l’occasion des Journées européennes du patrimoine