Le livre sur la place
Critiques, interviews, sélection… «Libé» vous guide dans les allées de la 47e édition du Salon du livre de Nancy, grand rendez-vous de la rentrée littéraire, qui se tient du 12 au 14 septembre.
«Lorsque je me suis installée à Nancy et que j’ai visité, pour la première fois, son salon du livre (alors installé sur la place Stanislas), ce fut comme si, le temps d’un week-end, j’habitais le palais des contes de fées. Des livres partout, et des auteurs en chair et en os, alors que, pour moi, ils étaient jusque-là des figures inaccessibles. J’étais étudiante, folle de lecture, passablement désargentée, et la tête nous tournait, à mon meilleur ami et moi, devant cette abondance. Au fil des années, j’ai osé venir saluer quelques auteurs que j’admirais : moments précieux, que je n’ai pas oubliés.
«En 2005, changement de décor : la place Stanislas entre dans une période de grands travaux, et le salon déménage sur la place voisine, celle où j’habite depuis… beaucoup trop longtemps – mais quand on aime, on ne quitte pas. Le livre est sur ma place désormais, au bas de mon escalier. Chaque année, j’assiste en allant travailler au montage du chapiteau qui dure presque dix jours, au ballet des ouvriers, des camions, au tango des visseuses. Le lieu est surveillé par des vigiles la nuit : au petit matin, je m’en vais chercher mon croissant sous l’œil soupçonneux des agents de sécurité qui achèvent leur ronde.
«En 2011, je publie mon premier roman. Me voici propulsée de l’autre côté, derrière la table, et c’est la panique. Défilé des collègues, des voisins, des amis, qui ignorent que j’ai publié un livre – puisque je ne l’ai pas dit. «Mais qu’est-ce que tu fais là ?» Moments de grande solitude, quand les lecteurs d’un romancier célèbre m’empruntent mon stylo pour signer leur chèque (pour ses livres, pas pour le mien) ; lumineuse gentillesse de mon voisin d’un jour, Robert Solé : «Si vous écrivez encore, un jour, vous aurez plusieurs livres sur la table, et vous verrez, ensuite, ce sera bien plus facile.» Mais là, je voudrais être une souris et me terrer dans un trou du plancher. Ou plus égoïstement : traverser la rue et rentrer chez moi.
«Le “livre sur ma place”, donc. Il y a les années avec (je suis de salon), les années sans (je n’y suis pas). Dans un cas comme dans l’autre, même protocole : le ravitaillement le jeudi soir, car le quartier sera bouclé, dévalisé pendant trois jours. Glisser mon badge «Résidente» dans ma poche, m’agacer car les vigiles me fouilleront quand même. Si je ne suis pas participante, aller dire bonjour aux amis, m’offrir le luxe d’assister à quelques débats, servir de base arrière à des écrivains ou éditeurs épuisés qui viennent parfois faire une pause à la maison, le temps d’un café, d’un déjeuner, d’un verre tranquille, entre Mimi le chat et les écureuils du parc.
«Si j’y suis, prendre une grande respiration, observer le ballet des auteurs, éditeurs, journalistes, lecteurs, avec parfois l’impression d’évoluer dans un film dont je serais une des figurantes. Le livre sur ma place, c’est une affluence ahurissante, une débauche de volumes, une orgie d’achats digne de plus belles pages de Zola. Et la basse continue de la rumeur de la foule, bourdon qui monte de la place, se propage et résonne jusqu’à l’arrière de mon immeuble.
«Le lundi matin la ville est désertée, presque groggy (on l’est aussi !) : elle a vu défiler 130 000 personnes, un quart de plus que l’intégralité de sa population ordinaire. Les ouvriers, eux, sont déjà arrivés, la symphonie des dévisseuses s’enclenche. En même pas quarante-huit heures, la placide carrière, construite pour les courses de chevaux, retrouve son hiératisme, sa splendeur bourgeoise. Jeune, cette place, j’allais m’y promener pour en admirer la beauté ; le salon, j’en étais spectatrice éblouie. Aujourd’hui, ses murs m’abritent et les fées viennent boire des petits cafés à la maison. Pourvu que ça dure.»