À Mundolsheim, à 15 minutes de Strasbourg, le fort Ducrot ne doit sans doute sa survie qu’à un petit groupe de passionné(e)s. Depuis 2010, des bénévoles ont réussi à transformer ce lieu du 19e siècle qui a longtemps été abandonné. Au détour de couloirs s’y côtoient petites anecdotes et grande histoire, période allemande et française. On est allé faire un tour dans ce formidable témoignage de notre passé militaire.
Et si on sortait de Strasbourg, pour profiter du printemps ? Ni une ni deux, on enfourche notre bolide (un piètre vélo d’occasion raccroché à la vie par des serflex) et on fuse direction Mundo’ !
Là-bas, dans la cour du fort Ducrot, on retrouve Eric Thomy, Hubert Beller, Christian Reichl et son fils Hugo, qui papotent à l’ombre de l’imposante chape de béton recouvrant l’entrée de l’édifice.
© Martin Savail / Pokaa
© Martin Savail / Pokaa
C’est difficile à croire lorsqu’on le voit ainsi, mais il y a 15 ans seulement, le fort Ducrot, construit par les Allemands en 1882, n’était qu’un triste bâtiment désaffecté figé sous une végétation dense et délabré par des jeunes en quête de frissons… ou de pochons.
Rien à voir avec aujourd’hui. Un béton qui n’a rien à envier à un sou neuf, des briques qui semblent avoir été brossées la veille, des menuiseries satinées à souhait : franchement, le fort en jette… Et figurez-vous que ceux qui papotent devant n’y sont pas pour rien.
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« S’il y a du monde, vous pouvez vous lancer »
Lorsqu’on arrive au fort Ducrot, on est accueilli par un échafaudage à la droite de l’entrée. Éric lève la tête : « On est en train de refaire les couronnes, il y a encore l’enduit à faire mais c’est bientôt fini. En fait, on balade notre échafaudage par tronçon de six mètres. »
L’histoire du fort Ducrot, c’est un peu celle de l’Alsace, de son ballottement entre le côté français et allemand, de son emplacement militaire stratégique. Mais plus récemment, c’est l’histoire d’un petit groupe de passionné(e)s qui a su se mobiliser pour que les vestiges de ce passé tumultueux ne tombent pas dans l’oubli. Et ça, ça passe – entre autres – par cet échafaudage.
© Martin Savail / Pokaa
Propriété de l’armée, laissé en l’état depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, le fort construit par les Allemands est racheté par la Ville de Mundolsheim dans les années 90.
L’urgence est alors à la sécurisation tandis que des jeunes jouent à se faire peur dans le bâtiment désaffecté. Sauf que ce n’est pas très efficace : « Il y avait d’anciens puits de lumière qui n’étaient pas protégés. Lorsque les gamins venaient dans le fort, il y a eu quelques incidents. » Et puis sont apparus les tags, les détériorations, les vols.
On est en 2010 lorsque, face à cette situation, deux habitants de Mundolsheim prennent le taureau par les cornes. Auprès de la commune, ils amènent l’idée de créer une association pour sauvegarder ce qui reste du fort. Sceptique, le maire leur propose la tenue d’une réunion publique aux faux airs de défi : « Il a dit ‘si personne ne vient, on laisse tomber, mais s’il y a du monde, vous pouvez vous lancer’. »
Et comme on ne consacre pas un article à une association qui n’existe pas, vous vous en doutez : les gens sont venus.
Il y a vraiment eu un engouement pour le bâtiment dès le début, même si on ne savait pas forcément ce qu’on allait y faire. Dans un premier temps, l’urgence était la restauration du fort pour ne pas qu’il tombe en désuétude.
Christian Reichl, membre fondateur de l’association
© Martin Savail / Pokaa
Un élan citoyen qui illustre la nécessité d’avoir des associations face au manque de moyens des petites communes dans la gestion d’un tel patrimoine : « Rien que le fait d’occuper le fort et de le sécuriser, ça a retiré une belle épine du pied de la mairie. Ces forts, c’est parfois des cadeaux empoisonnés. »
En cause, notamment : la difficulté à exploiter ces bâtiments qui n’ont pas été conçus pour accueillir du public selon nos normes actuelles, qui fait écho à la récente fermeture du fort de Wolfisheim. Dans ce cas-là, la ville a jeté l’éponge l’année dernière face à l’ampleur des travaux nécessaires.
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« On avait la certitude que dans cet amoncellement de bric-à-brac se planquaient des pépites »
Quand on pénètre dans le fort, on passe sur le pont-levis. « Lorsque nous sommes arrivés en 2010, il n’y avait qu’une planche au-dessus de la fosse, les enfants passaient dessus. » Ambiance.
« Asterix et Obélix : Mission Cléopâtre ». © Gif Tenor / Image d’illustration
Mais 15 ans ont passé, et avec eux un paquet de grasses mat’ sacrifiées au profit de longues journées de boulot. Au fort Ducrot, les bénévoles se décarcassent… et ça change tout.
Les premières années sont consacrées à la remise en état générale du lieu : déblayage, déboisement, installation d’une ventilation pour assainir le fort. Hubert se souvient : « Le fort n’était pas raccordé à l’électricité, il nous a fallu tout installer. C’était des kilomètres de câbles électriques ! » Dès que l’électricité est mise en place, l’association ouvre le fort au public.
1. 2. : avant et après ; 3. Atelier de menuiserie dans une pièce identique à la photo n°4, avec une salle rénovée. © Martin Savail / Pokaa
Rénover un fort prussien, ce n’est pas exactement la même chose que refaire sa cuisine. On ne choisit pas n’importe quoi, on ne jette pas n’importe quoi. En fait, tout simplement : on ne jette rien ! Pendant la phase de déblayage, les bénévoles gardent jusqu’au moindre petit bout de métal. Chaque élément est trié et conservé avec soin : « On avait la certitude que dans cet amoncellement de bric-à-brac se planquaient des pépites. »
Lorsqu’on est amateur/rice et qu’on se retrouve face à une restauration pareille, en plus de ne pas jeter, on n’improvise pas non plus. C’est alors que débute un grand travail d’enquête au cours duquel on collecte des indices. Pour la hauteur des plinthes, on se fie aux traces sur les murs ; on déduit la place et la taille des gaines de ventilation à partir des crochets au plafond. Il faut même refaire le sol. D’ailleurs, le nouveau est juste là, prêt à être posé.
© Martin Savail / Pokaa
Dans ce chantier colossal, on s’appuie sur les savoir-faire de chacun(e). Éric est menuisier, il coordonne donc la fabrication des nouvelles portes et s’inspire pour cela de ce qu’on voit dans les autres forts : « On en visite un maximum, on est allés jusqu’à Metz. »
Et pour certains éléments, on s’arrange un peu avec ce qu’on a sous la main, pour la déco. Et c’est ainsi qu’on voit Hubert pointer d’épais câbles électriques qui semblent dater d’une centaine d’années, il sourit : « En réalité, ce sont des tuyaux de jardinage, rien de plus. » Un peu plus loin, contre un mur, des alternateurs en porcelaine sont reliés par des ficelles tendues.
Pour les lampes, on chine sur LeBonCoin ; quant au téléphone du poste de commandement dont on a retrouvé que le boîtier, il trône fièrement avec son combiné sorti tout droit d’une imprimante 3D. Et à chaque fois, l’illusion fonctionne.
© Martin Savail / Pokaa
Au détour d’un couloir, on tombe sur une pièce pas comme les autres. Alors que l’histoire du lieu plonge la visite dans une ambiance guerrière, on se retrouve tout à coup nez à nez avec Blanche-Neige (la toute nouvelle star Disney de l’époque).
Adossés au mur, des panneaux montrent l’état de la pièce telle qu’elle est trouvée par l’association en 2010. Si les dessins sont alors remarquablement conservés malgré les décennies et l’humidité, c’est étonnamment l’assainissement de la pièce qui conduit à l’effritement des fresques.
Et voilà qu’Eric, Hubert et Christian se remémorent la période du Covid, durant laquelle, à l’abri des agitations auxquelles le monde extérieur est alors en proie, on projette ici les photos des fresques avant leur détérioration. On cale les traits de lumières sur les vestiges qui recouvrent les murs. Et tout doucement, on repeint sur les tracés esquissés par des soldats d’un autre temps.
Fresques réalisées par des soldats français vers 1940. © Martin Savail / Pokaa
« Venir travailler ensemble toute la journée, manger ensemble, déconner »
Tout ce travail paie ! À un rythme de deux journées de boulot par semaine et en comptant une dizaine de personnes par jour pour l’entretien et la rénovation, le fort est désormais méconnaissable et a organisé un peu plus de 1000 visites l’année dernière.
Si le chiffre a l’air d’évoluer à la hausse en ce début d’année, c’est au plus grand soulagement de l’association : « Les visites, c’est un poste important des recettes, ça nous permet de continuer la restauration. »
Elles ont lieu les jeudis et samedis, à prix libre, sur les jours de boulot des bénévoles : « Ce sont des jours durant lesquels il y a toujours quelqu’un pour accueillir les visiteurs. Alors bon, on est en habits de travail, on s’arrête et on fait visiter. »
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Soutenue par la commune, la Collectivité européenne d’Alsace et le Crédit Mutuel, l’association du fort Ducrot continue de développer de nouveaux projets. Tandis que le magasin de poudre vient seulement d’être achevé, on se tourne déjà vers les prochains projets.
Christian réfléchit à voix haute : « On continue les visites, on aimerait en organiser des plus atypiques, c’est en cours d’élaboration. Et puis se diversifier, rassembler d’autres associations, rester en contact avec les autres forts pour avoir toujours des idées. »
Une chose demeure certaine, c’est que les bénévoles sont toujours au rendez-vous… Et parfois, ils et elles n’hésitent pas à prendre la route : « Le peintre, c’est lui qui a refait le magasin à poudre, eh bien lui, il vient de Wissembourg, il est là à 6h30 du matin et il peint toute la journée. »
Le magasin à poudre, fraichement restauré. © Martin Savail / Pokaa
L’enthousiasme porté par cet édifice de presque 150 ans réussit à fédérer une centaine d’adhérent(e)s à l’association, parmi lesquel(le)s des passionné(e)s d’histoire, des bricolos volontaires, et d’autres qui viennent simplement pour le lien social : « Ce qui crée ce lien, c’est venir travailler ensemble toute la journée, manger ensemble, déconner. On a plein de profils différents, mais c’est le fort qui nous rassemble. »
Du haut de ses 15 ans, l’association est toujours considérée comme une « petite jeune » de la ceinture strasbourgeoise. Mais ce n’est plus la benjamine : la famille des forts se réjouit de la naissance de sa petite dernière.
C’est du côté de Holtzheim que le fort Joffre s’éveille à son tour depuis deux ans. Dans un élan semblable, des passionné(e)s s’activent pour faire revivre un fort laissé en mauvais état.
Au fort Ducrot, on ne s’arrête jamais. © Martin Savail / Pokaa
À Mundolsheim, on s’apprête à fêter les 15 ans de la reprise en main du fort en grande pompe lors des portes ouvertes qui auront lieu le 25 mai prochain. Et du côté de l’association, la relève semble assurée. En témoigne la présence ce jour-là de Hugo, le fils de Christian, qui file déjà des coups de main depuis plusieurs années.
Le fort Ducrot n’a donc toujours pas dit son dernier mot.
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Fort Ducrot
Quoi ?
Fort
Quand ?
19 Avr. 2025
où ?
Rue du Fort-Ducrot, 67450 Mundolsheim
Plus d’infos ?
Pour visiter le fort Ducrot : rendez-vous les jeudis et samedi à 14h (durée de la visite = environ 2h30), mais aussi parfois le dernier dimanche de chaque mois, à 14h et 15h.
Prix libre
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