Avec “Une obsession”, Nine Antico s’interroge sur son désir en prenant Venise pour le décor d’une autobiographie en BD percutante où elle revient sur les violences sexuelles qu’elle a subies enfant.
Deux ans après Madones et Putains (prix littéraire BD les Inrockuptibles 2023) où elle revenait sur trois destins tragiques de femmes italiennes, la dessinatrice Nine Antico nous emmène cette fois-ci à Venise pour Une obsession. Mais il s’agit surtout pour elle de voyager dans sa propre histoire sentimentale et sexuelle, marquée par un viol commis sur elle durant l’enfance, et l’obsession de plaire. Ce retour à l’autobiographie – 18 ans après sa première BD, Le Goût du paradis – marque pour l’autrice une fin de cycle. Le court-métrage, Le Fond Vert, prolonge Une obsession.
Comment est née Une Obsession ?
Nine Antico – Un an après une séparation, je me suis mise à mon bureau pour réfléchir. Je me demandais : “qu’est-ce qui m’arrive ? Je suis toute perdue”. J’ai voulu écrire pour essayer de comprendre comment j’avais désiré et été désirée. J’ai voulu décortiquer quelque chose dans laquelle je me noyais. J’ai écrit un texte que j’ai laissé dans un tiroir pendant deux ans, je ne suis pas écrivaine. Et puis quand je suis allée à Venise, j’ai eu un flash : de par son histoire, c’est la ville du désir, souvent comparée à une femme par les poètes, donc le terrain propice. J’ai exploité ce décor pour aller vers l’autobiographie dessinée.
Tu t’y livres beaucoup tout en t’y représentant masquée…
Les masques de carnaval cachent et révèlent à la fois. Dans mon dessin, ils masquent à peine les traits. Il y a aussi ce côté commedia dell’arte. À Venise, le carnaval représentait une libération, mais était aussi très codifié. Je joue avec les masques, mais je suis finalement très sincère. Je ne pouvais pas tricher sinon le livre aurait perdu de sa force. Je parle de choses privées qui sont circonscrites à un récit, il y a plein de choses que je ne dis pas. Je cache aussi avec des pixels des choses que je n’avais pas envie de montrer.
Tu sollicites beaucoup la littérature en commençant chaque chapitre par une citation au sujet de Venise.
Je m’imbibe de plein de livres, autant de films. Mettre en avant les citations, c’est aussi là pour souligner l’effet puzzle. Le “je” rejoint l’universel, il s’agit pour moi d’essayer de comprendre ma trajectoire grâce au passé, à la culture. Dans mes bandes dessinées, il y a désormais moins de cases, le texte est de plus en plus mis en avant. Je veux donner plus de poids aux mots et aux images. Trouver Venise c’était important pour le fond et pour la forme. Je ne voulais pas faire du naturalisme, ça ne m’intéresse pas de dessiner le réel. Pour Une obsession, il fallait que je trouve une astuce pour décaler le côté prosaïque d’une phrase et avoir envie de la dessiner.
Dans le court-métrage Le Fond vert que tu as réalisé en même temps que la BD, tu as aussi recours au procédé des citations.
Le film et la bande dessinée commencent et finissent pareil, mais le contenu y circule autrement. J’avais envie d’un film où le personnage de femme se demande si elle est capable d’aller seule à Venise après sa séparation. Va-t-elle y explorer sa liberté ou, au contraire, est-ce que ça va être un tsunami de tristesse ? J’ai gardé pour la bande dessinée les questionnements sur le désir, pour le film – qui est mélancolique, mais plus léger – les interrogations sur l’indépendance, la solitude, le voyage. Mon personnage y est joué par Jeanne Alechinsky avec, en voix off, Anne Steffens. C’est aussi un hommage au Rayon Vert d’Éric Rohmer.
La lecture du Consentement de Vanessa Springora a-t-elle été décisive ?
Ses mots m’ont bouleversée. Elle a “consenti” à une relation quand elle était adolescente, elle a ressenti de la culpabilité alors qu’elle a juste subi l’ascendant d’une personne qui savait très bien piéger les enfants. Moi, ce qui m’a envahi depuis mes 6-7 ans (Nine Antico a été violée par “C”, un ami de sa famille, ndlr), c’est l’impression d’avoir eu du mal à nommer ce qui m’était arrivé. À chaque fois que j’en parlais, je disais : “mais ce n’est pas grave, je ne l’ai pas mal vécu”. Le fait de ne pas savoir classer, c’était finalement plus dur pour moi que si c’était très tranché. L’émotion que j’ai ressentie dans ma sexualité par rapport à “C”, n’était pas un rideau lourd, net et précis. C’était plein de voiles, en transparence, qui s’agitaient, que j’essayais d’ouvrir au fur et à mesure.
Le viol n’est pas le point du départ d’Une obsession…
Alors que mon éducation sentimentale et sexuelle s’est construite de plein de strates, cet événement en fait partie mais, comme le fait d’être mère, il ne me définit pas dans l’absolu. Je sais que ça a eu un impact, comme, par exemple, le fait que je devais être deux à la naissance, mais il ne doit pas tout vampiriser. Je ne veux pas être privée de ma part obscure parce que j’ai été victime. Je ne suis pas d’accord avec toutes les prises de position de Catherine Breillat, mais je trouve important qu’elle soit là et aille à la lisière de l’insupportable. Avec Une obsession, je voulais dire ô combien ce rapport à la sexualité, à la liberté, au bien et au mal, aux fantasmes, était au centre de mes livres. Maintenant, j’ai l’impression d’avoir fait le tour du cadran pour pouvoir aller vers autre chose. Je me suis dénouée de cette obsession.
Une Obsession (Charivari/Dargaud), 292p., 29,95€, en librairie.
Exposition du 18 septembre au 1er novembre à la galerie Martel (17 rue Martel, Paris 10e)
Rencontre et dédicaces au festival Formula Bula à Paris les 27 et 28 septembre