Cet article est paru dans le numéro 101 d’AD, en juin 2011.

Né à Venise en 1906, disparu au Japon, à Sendai, en 1978, Carlo Scarpa, Vénitien grand teint, accomplira une immense part de sa longue carrière sur la Lagune. Tropisme et splendeurs historiques : c’est pour avoir, tout jeune diplômé d’architecture, osé injecter de la modernité dans les édifices historiques de la Sérénissime, ainsi de la Ca’ Foscari, qu’il se vit fustigé par les édiles du cru. Et qu’en 1927, il s’isola chez l’ami Paolo Venini, ancien avocat ayant renoncé au barreau pour se fondre dans le verre. Ce refuge vaudra pour révolution stylistique radicale et soufflera à pleins poumons le renom de Venini dans le monde entier.

Fondation Querini Stampalia. Initiée en 1869 par le comte Giovanni Querini Stampalia, ultime représentant d’une des plus anciennes familles vénitiennes, cette fondation en préserve le patrimoine immobilier et artistique dans un palais du XVIe siècle. Carlo Scarpa y a construit, entre 1959 et 1963, un pont de bois, fer et cuivre enjambant le canal; il y a restauré les espaces très endommagés du rez-de-chaussée, souvent envahis par l’eau, et aménagé un jardin intérieur.

© Olivier Amsellem

Fondation Querini Stampalia. Initiée en 1869 par le comte Giovanni Querini Stampalia, ultime représentant d’une des plus anciennes familles vénitiennes, cette fondation en préserve le patrimoine immobilier et artistique dans un palais du XVIe siècle. Carlo Scarpa y a construit, entre 1959 et 1963, un pont de bois, fer et cuivre enjambant le canal; il y a restauré les espaces très endommagés du rez-de-chaussée, souvent envahis par l’eau, et aménagé un jardin intérieur.

© Olivier Amsellem

Commencer par la fin

Si elles restent matricielles, les quelques pièces de mobilier dessinées longtemps après, notamment pour l’autre ami Dino Gavina, à Bologne, installent certes Carlo Scarpa dans la dimension primordiale d’un designer on disait alors progettista-, mais rétif à la grande série, c’est son architecture qui forme œuvre à part entière, ici prétexte à une flânerie vénéto-vénitienne à ciel presque ouvert. Le mieux serait de commencer cette balade par la fin : son tombeau, réalisé par son fils, Tobia Scarpa, et enclavé dans l’enceinte du cimetière de la famille Brion (les fondateurs de la firme Brion-Vega), dont lui-même a conçu les célébrissimes sépultures. C’est à l’intérieur des terres trévisanes, très précisément à San Vito d’Altivole, qu’il a signé ce mausolée saisissant, comprenant bassins, jardins, portes s’ouvrant avec force contrepoids et poulies, perspectives uniques, recueillement. Un chef-d’œuvre sous influence: celle de l’immense Frank Lloyd Wright, rencontré à Venise en 1951 et à qui Scarpa consacra une exposition posthume majeure à Milan en 1960.

JARDIN DE LA FONDATION QUERINI STAMPALIA. Le jardin est fermé par un mur en béton décoré d’une frise en céramique signée de l’artiste Mario De Luigi, grand ami de Scarpa. Un petit ruisseau y suit un chemin labyrinthique et sonore, de bassins en cascades.

© Olivier Amsellem

L’exposition est un exercice inspiré pour Scarpa le scénographe. Son travail sur celles vouées à Paul Klee ou à Giorgio Morandi est resté dans les mémoires. Celui accompli plus durablement pour les musées de Vérone ou de Trévise est à redécouvrir. Nulle surprise alors que la Biennale de Venise fut son terrain de jeux. Il y bâtit le Pavillon du Venezuela, et celui, plus prosaïque, de la billetterie, dans l’enceinte des Giardini. Entre résidences privées pour belles familles vénitiennes – Casa Bellotto, Casa Pelizzari, Casa Balboni…- et logis collectifs-résidences à Vicenza où il tenait son agence-studio, camping Fusina à Venise, Carlo Scarpa aura fait montre de sa maîtrise du matériau, de l’artisanat, de la main de l’homme, de la belle ouvrage conçue jusqu’à la métaphysique.

FONDATION QUERINI STAMPALIA (DÉTAIL). Dans la grande salle d’exposition, une porte se découpe dans la surface en travertin du mur, divisée horizontalement par un profilé en laiton.

© Olivier Amsellem

ENTRÉE DU COUVENT DES TOLENTINI, Institut universitaire d’architecture de Venise. Carlo Scarpa fut le recteur de l’institut, fondé en 1926. En 1976, il mène un premier volet de travaux de restructuration qui met au jour quelques vestiges dont un portail en pierre d’Istrie. L’architecte en a conçu une métaphore de pénétration des lieux (réalisée après sa mort).

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Fulgurances et vestiges

Au fil de l’eau, la balade « scarpiana » enjambe les canaux, pénètre les murs séculaires et dévoile quelques fulgurances comme la Fondation Querini Stampalia, l’université d’Architecture, la Galerie de l’Académie et, tout récemment rouvert au public après restauration, le mythique show-room Olivetti, sous les voûtes des Procuratie Vecchie, piazza San Marco. Voulu par Adriano Olivetti pour exposer ses machines à écrire, à calculer et des œuvres d’art, cet espace conçu par Scarpa en 1957 ferma ses portes en 1997 avant de devenir, inévitable destin vénitien, un magasin de souvenirs. Le voici rendu à son concept originel, musée de lui-même. Trotter ensuite vers le musée Correr, inséré dans un palais d’apparat : Scarpa y réalisa ce qui est tenu à juste titre pour un chef-d’œuvre. Traverser le Grand Canal et filer ensuite Campo della Carità, à Dorsoduro, explorer la Galerie de l’Académie, ex-église muséographiée, non sans exemplarité, par Scarpa, aux prises et à son aise avec une prodigieuse collection de Tiepolo, Tintoret, Véronèse… On en sort sans voix. Le paradoxe de cette échappée Scarpa vénitienne consiste aussi en quelques vestiges : au cœur du sestiere de San Polo, la séculaire orfèvrerie Sfriso dont Scarpa avait réalisé le décor en 1932 a fermé voilà peu. Quant à sa propre maison, située Rio Marin, juste à côté de la menuiserie de Capovilla – Scarpa réalisa la tombe de la famille au cimetière San Michele-, elle ne présente aucun autre intérêt que celui de savoir qu’il vécut ici même, car n’y subsiste plus aucune trace de son passage…

Chapelle du cimetière Brion à San Vito d’Altivole (Trévise). Jouxtant le cimetière communal, ce site hors du commun fut commandé à Scarpa par la famille Brion, en 1968. Construction-paysage-manifeste à la fois déroutant et fascinant, cet exercice de béton anguleux se réfère à Frank Lloyd Wright mais parle aussi un langage inca. Chapelle, autel, pavillon de méditation privé, tombes sarcophages: les rites funéraires sont ici réinterprétés sur le mode tangible du repos éternel avec, comme supplément d’âme, l’eau source de vie.

© Olivier Amsellem

Chapelle du cimetière Brion à San Vito d’Altivole (Trévise). Jouxtant le cimetière communal, ce site hors du commun fut commandé à Scarpa par la famille Brion, en 1968. Construction-paysage-manifeste à la fois déroutant et fascinant, cet exercice de béton anguleux se réfère à Frank Lloyd Wright mais parle aussi un langage inca. Chapelle, autel, pavillon de méditation privé, tombes sarcophages: les rites funéraires sont ici réinterprétés sur le mode tangible du repos éternel avec, comme supplément d’âme, l’eau source de vie.

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Cet article est paru dans le numéro 101 d’AD, en juin 2011.