Appelez ça l’effet Beyoncé : son album Cowboy Carter, sorti en 2024, a provoqué une ruée sur les rodéos noirs dans tout le pays.
C’est particulièrement frappant dans le minuscule comté d’Okmulgee, dans l’Oklahoma, qui accueille le rodéo noir le plus ancien n’ayant jamais connu d’interruption du pays.
“En sortant son album de country, Beyoncé a dit aux Noirs qu’ils pouvaient sans problème porter des bottes et un chapeau de cow-boy”, déclare Danell Tipton. Ancien champion de monte de taureau, il est actuellement responsable du bon déroulement des événements lors de divers rodéos, entre autres l’Okmulgee Roy LeBlanc Invitational Rodeo.
“Le rodéo noir a un succès de folie en ce moment, ajoute-t-il. Chaque fois qu’on va à un événement, je n’ai jamais vu autant de filles noires avec chapeau et bottes de cow-boy, jamais. On avait nos rodéos mais les petits snobinards de la ville n’avaient jamais accroché. Maintenant, c’est comme si les vannes s’étaient ouvertes.”
Fondé par une vingtaine d’hommes d’affaires, d’agriculteurs et d’éleveurs noirs mécontents du traitement de seconde classe accordé aux compétiteurs noirs et leurs fans dans les années 1950, l’Okmulgee Roy LeBlanc Invitational Rodeo a fêté son 70e anniversaire le 9 août.
Oklahoma, États-Unis. COURRIER INTERNATIONAL.
Danell Tipton y va depuis qu’il est gamin : sa famille faisait partie des Oklahoma City Paraders, une association équestre qui défilait avant les rodéos noirs organisés le week-end dans les petites villes de l’État comme Tatums, Clearview et Drumright.
“Okmulgee était toujours le dernier rodéo de l’année, raconte-t-il. C’était comme notre Super Bowl.”
Situé à 65 kilomètres au sud de Tulsa, l’Okmulgee Roy LeBlanc Invitational Rodeo fait partie des plus grands événements sportifs noirs du pays, selon l’organisateur d’événements Kenneth LeBlanc. Son père Roy et son grand-père Charles comptent parmi les fondateurs de ce qui s’appelait alors l’Okmulgee County Roundup Club.
“À l’ancienne”
“Les Noirs ne pouvaient pas participer aux rodéos blancs, explique Marcous Friday, qui est le présentateur du rodéo d’Okmulgee depuis vingt ans. C’est pour ça qu’ils ont lancé ce rodéo. Qui aurait pensé qu’il serait toujours là soixante-dix ans plus tard ?”
Okmulgee était l’un des nombreux rodéos noirs qui fleurissaient sur la côte texane et autour de Tulsa [en Oklahoma] pendant les années 1950 et 1960, raconte Keith Ryan Cartwright, auteur de Black Cowboys of Rodeo : Unsung Heroes from Harlem to Hollywood and the American West [“Les Cow-boys noirs du rodéo : héros méconnus de Harlem à Hollywood et l’Ouest américain”, non traduit], et actuellement directeur adjoint des Nashville Stampede, une équipe professionnelle de monte de taureau.
“Beaucoup de cow-boys de rodéo noirs ont fait leurs débuts dans l’une de ces deux zones, explique-t-il. Ils n’étaient peut-être pas de là-bas mais ils s’y installaient pour pouvoir participer régulièrement à des compétitions.”
Situé à près d’une heure à l’ouest, le Boley (dans l’Oklahoma) Rodeo est le plus ancien des rodéos noirs – il est né en 1903 – mais s’est interrompu plusieurs fois. En revanche, Okmulgee s’accroche à sa tradition annuelle comme un monteur de taureau qui refuse de se faire éjecter.
“C’est sa 70e année, et il n’y a pas de notes de bas de page, précise Cartwright. Ils ont même trouvé le moyen de le faire en 2020.”
La version 2025 réunit plus de 200 compétiteurs qui concourent dans plusieurs épreuves : entre autres, capture de veau, capture de veau par équipes, mise à terre d’un bouvillon et course à cheval en trèfle autour de trois tonneaux. L’ambiance n’a pas vraiment de ressemblance avec celle des événements à grand spectacle soutenus par de grandes entreprises qui sont diffusés à la télévision.
“Ce n’est pas une superproduction à plusieurs millions de dollars, explique Cartwright. C’est à l’ancienne.”
Lacunes sur le “côté business”
Quand il faisait son chemin chez les professionnels, les cow-boys noirs comme lui étaient rares, raconte Danell Tilton. Maintenant encore, quand il va à des rodéos sur la côte Est ou la côte Ouest, “ils font : ‘Ouahou. Des cow-boys noirs.’ Ils voient des cow-boys blancs tous les jours à la télé”, confie-t-il.
Parmi les obstacles à la carrière des Noirs, ajoute-t-il, il y a les finances et l’ignorance des stratégies logistiques nécessaires pour se qualifier pour les finales nationales. La sélection dépend des sommes qu’on a gagnées tout au long de l’année. Il faut donc écumer toute une série d’événements saisonniers dans le pays pour finir parmi les quinze premiers de sa catégorie.
“Il y a tellement de cow-boys noirs qui devraient se faire des paquets de fric…, déplore Tipton. Beaucoup d’entre eux ne connaissent rien au côté business, alors quand ils reviennent au rodéo noir, ils sont chez eux.”
Après avoir fait des étincelles chez les débutants, il s’est lancé dans le circuit pro et n’est pas revenu au circuit noir pendant des années. Cependant il est toujours venu à Okmulgee.
Il n’est pas le seul. Nombre de grands du rodéo noir ont fréquenté Okmulgee. Myrtis Dightman, surnommé le “Jackie Robinson* du rodéo”, est l’un d’entre eux. Il était présent lors du spectacle que Beyoncé a donné à la mi-temps du match des Houston Texans contre les Baltimore Ravens le jour de Noël.
Un enfant assiste au Bill Pickett Rodeo à Industry, en Californie, le 19 juillet 2025. PHOTO EMMA MCINTYRE/GETTY IMAGES/AFP
“Il a été le premier Africain-Américain à se qualifier pour la finale nationale de rodéo, explique Marcous Friday. Il n’a jamais gagné de titre mondial mais c’est lui qui a ouvert les portes du rodéo d’aujourd’hui aux cow-boys africains-américains.”
“Tout simplement héroïque”
Dightman a grandi dans un ranch à Crockett, au Texas, à deux heures au nord de Houston. Son père travaillait au ranch et sa mère dans les champs, raconte Cartwright. Il n’allait à l’école que quand le travail au ranch le permettait et n’a jamais appris à lire.
Dans sa jeunesse, Dightman travaille comme clown de rodéo et torero mais il sait qu’il a ce qu’il faut pour être un monteur de taureau accompli. Comme les autres aspirants noirs, il doit souvent attendre la fin de l’événement pour pouvoir pratiquer.
“Il s’est rapidement établi, non comme un grand monteur de taureau noir, mais comme un grand monteur de taureau tout court.”
Humble et apprécié, Dightman finit par accéder au circuit avec d’autres cow-boys qui brûlent de l’affronter.
En 1967 et 1968, il finit parmi les trois ou quatre monteurs de taureau les mieux classés du monde. S’il n’a jamais remporté la boucle de ceinture d’or, Dightman savait qu’il avait accompli quelque chose de spécial, raconte Cartwright.
“Je ne dirai jamais assez à quel point il devait être bon pour finir troisième à cette époque où notre pays était aux prises à la haine raciale.”
Il poursuit : “Il m’a dit un jour : ‘Je voulais être champion du monde mais je n’ai jamais été champion du monde. Mais j’ai été champion du monde en tant qu’homme.’ Il ne se vantait pas. Il disait juste qu’il avait vu quelque chose qui n’avait pas été fait, qu’il avait voulu le faire et qu’il avait fait tout ce qu’il avait pu pour le faire. Je trouve qu’il est tout simplement héroïque.”
Tipton et Friday se sont associés pour produire leur deuxième National Black Cowboy Rodeo Awards and Gala annuel, qui s’est tenu en février à Oklahoma City. “Nous avons rendu hommage à tous les cow-boys noirs des deux dernières années”, précise Tipton.
Myrtis Dightman, 90 ans, y était, ainsi que Charles Sampson, un gamin de Watts, en Californie, qui sous la tutelle du premier a été en 1982 le premier Noir à remporter un titre de champion du monde de monte de taureau. Tous deux font partie des géants qui ont affûté leur art à Okmulgee.
“Myrtis et Charlie sont des légendes, assure Cartwright, pas seulement chez les cow-boys noirs. Ce sont des cow-boys de rodéo légendaires, point.”
*Jackie Robinson (1919-1972), célèbre joueur noir de base-ball.