Ils sont là tous les trois dans cette chambre d’un service de soins palliatifs. Emmanuel et ses deux sœurs, Nathalie et Marina. Ils sont là, tous les trois, comme lorsqu’ils étaient enfants, qu’ils tiraient deux matelas sur lesquels les deux premiers dormaient, au pied du lit conjugal où la plus jeune, Marina, prenait place auprès de leur mère. Ils appelaient ça « faire kolkhoze », autrement dit « faire famille ». C’est la dernière nuit de leur mère, ils s’en doutent mais ne le savent pas encore. Dans quelques heures, le 5 août 2023, Hélène Carrère d’Encausse, la grande Hélène Carrère d’Encausse, l’historienne, l’écrivaine, l’Académicienne, arrivera « au bout du couloir » et s’éteindra paisiblement, entourée des siens, à l’âge de 94 ans. « Je suis prête », leur avait-elle dit quelques jours auparavant.
« Mon petit garçon »
Lorsqu’Emmanuel Carrère prépare un livre, il tâtonne, prend des notes, fait des reportages. Il cherche une « une porte d’entrée ». Cette fois-ci, la porte d’entrée sera la mort de sa mère. Comme une évidence. Ses voyages en Russie, en Géorgie, ont désormais un sens. Il écrira donc ce grand récit familial sur les traces des familles Zourabichvili et von Pelken, celles et son grand-père et de sa grand-mère maternels. Il écrira l’histoire de sa mère, de tout ce qui l’a construite, de ces événements, petits et grands, qui façonnent un destin. Et quel destin ! Il écrira aussi sur la relation qu’il entretenait avec celle qui l’appela jusqu’à la fin « mon petit garçon ».
C’est un portrait, pas une hagiographie. Emmanuel Carrère ne fait pas l’impasse sur les zones d’ombre. Sur les qualités et les défauts de son héroïne : orgueil, mauvaise foi, dureté, jalousie… La sortie d’ « Un roman russe » en 2007, où il évoquait l’histoire de Georges Zourabichvili, son grand-père maternel probablement fusillé à la Libération à Bordeaux, avait suscité la colère de sa mère. Ils ne s’étaient pas vus pendant près de deux ans. Cette fois-ci, tout est différent. La mère et le fils sont à nouveau très proches. Emmanuel Carrère a depuis longtemps « vidé son sac » : « Il ne reste plus rien au fond qu’admiration et amour, et si j’écris un livre sur ta vie – ce qui arrivera forcément, puisque tu auras été la personne la plus importante de la mienne –, il n’exprimera que ces sentiments-là.
« Il ne reste plus rien au fond qu’admiration et amour »
Un amour éperdu
Alors oui, il y a sa mère, partout présente, et si elle ne l’est pas directement, on la sent, on la devine, dans chacune des pages de ce récit fleuve. Mais il y a aussi son père, Louis, décédé quelques mois après son épouse. Emmanuel Carrère ne l’oublie pas, surtout pas. Cet homme qui aima sa femme éperdument, de tout son être, tout au long des soixante-et-onze ans que dura leur union. Et qui fut si peu aimé en retour. Il en a tellement souffert, et pourtant, pour rien au monde, il n’aurait changé de vie. Une existence qu’il consacra, en partie, à un incroyable travail généalogique sur la famille d’Hélène. Ce fut, pour son fils, la seconde entrée de ce merveilleux livre d’amour.
« Kolkhoze » d’Emmanuel Carrère, éd. P.O.L, 560 p., 24 €, ebook, 16,99 €.
Emmanuel Carrère sera présent au salon Lire en poche de Gradignan (33) les 11 et 12 octobre.