Pourquoi faire du yoga dans un monde miné par la guerre et l’effondrement écologique ? Lorsqu’on lui demande ce qui a inspiré le corpus d’œuvres présenté à la galerie Perrotin, l’Américaine Nina Chanel Abney (née en 1982) explique s’être « intéressée aux rituels quotidiens que les gens utilisent pour faire face, ou du moins pour donner l’impression qu’ils s’en sortent : faire du sport, faire du shopping, fumer, lire le journal, étreindre un proche. Ces gestes sont ordinaires, banals même, mais dans le contexte d’un monde qui se défait, ils acquièrent une étrange intensité. »

Exposée en 2018 au Palais de Tokyo, l’artiste ouvre ce nouvel accrochage parisien avec un couple dans un lit, qui interpelle le visiteur dès son entrée dans la galerie (Toss and Turn, 2025). Le corps nu mais les yeux grands ouverts, les deux femmes de cette grande composition ne sont pas saisies dans un moment de tendresse, mais assaillies de motifs géométriques, comme autant de pensées harcelantes. Comment, de fait, peut-on dormir tranquille et profiter d’une vie amoureuse à l’abri du monde, si l’on songe à ce qui s’y passe ?

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« Facile à avaler, difficile à digérer »

Les formes, chez Nina Chanel Abney, sont toujours schématiques, peintes par aplats de couleurs. Elle les découpe dans du carton, puis les utilise comme des pochoirs, jouant de répétition. Les couleurs, intenses, héritières du pop art, sont appliqués à la bombe aérosol, et le résultat, qui d’abord paraît impeccable, s’avère en réalité parsemé de gouttelettes de peinture, signes d’un geste animé de vie. « Je commence toujours par une image, une conversation, un article, une chanson, quelque chose dont je ne parviens pas à me défaire. À partir de là, cela devient une sorte d’improvisation, un peu comme le jazz. Je réagence les formes, j’emprunte à des fragments visuels et je laisse la couleur dicter l’ambiance. »

Nina Chanel Abney, Find me in the fine print

Nina Chanel Abney, Find me in the fine print

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Courtesy de l’artiste et Perrotin

« En tant que femme noire queer, le jour où je pourrai peindre quelque chose d’aussi simple que des pâtisseries ou des fleurs sans que cela soit politisé signifierait que de réels progrès auront été accomplis dans le monde. »

L’artiste le dit volontiers : son art est « facile à avaler, mais difficile à digérer ». Avec ses formes simples et sautillantes, ses personnages aux yeux ronds et aux joues rouges, ses fonds jaune vif, sa peinture joue en effet d’un double jeu entre la forme et le fond, entre sa joie apparente et sa gravité bien réelle. Elle explique que la lisibilité de ses œuvres s’est inscrite dans une évolution : « Mes premières œuvres étaient denses, presque énigmatiques, avec des compositions exigeant un décryptage. Au fil du temps, je me suis dépouillée, laissant place à la figure et au silence. Le langage visuel est toujours audacieux et coloré, mais plus épuré. » Un certain décodage reste de mise : dans les lettres réparties dans la composition de Find Me In The Fine Print (2025), l’œil averti tâchera de retrouver le nom de l’une des plus importantes compagnies pétrolières au monde…

 

Siestes et incendies

Dans la deuxième salle, la plus grande, l’artiste expose en ligne une série de peintures qui illustrent les différentes activités quotidiennes dont elle parlait plus haut : le sport (Feel The Burn, 2025), la lecture d’un journal (Read It and Weep, 2025), une sieste au beau milieu d’une forêt (Laying Low, 2025)… Mais aucune composition n’est à l’abri du doute. Le personnage qui lit semble stoïque face aux mauvaises nouvelles figurées par des croix, mais son chien a l’air horrifié, comme si lui comprenait réellement le désastre en cours. Entre les arbres, le personnage allongé de Laying Low sourit joyeusement, mais une autre silhouette sans bras ni regard apparaît sous lui, comme un cadavre sous la terre…

Quant aux œuvres sur papier, elles sont claires : le monde brûle (The Sky Turned Orange, 2025), il est assailli d’incendies, et ce n’est sans doute pas un hasard si l’artiste a choisi pour cette série de travailler sur papier, matériau fragile et particulièrement inflammable. « En tant que femme noire queer, le jour où je pourrai peindre quelque chose d’aussi simple que des pâtisseries ou des fleurs sans que cela soit politisé signifierait que de réels progrès auront été accomplis dans le monde. »

Ne pas « surdéterminer » les peintures

Face à un paysage de mer (Tag Yourself, 2025), l’angoisse monte encore. Difficile, en tant qu’Européens, de ne pas voir derrière les silhouettes aux bras levés dans l’eau le fantôme de migrants disparus en mer… Est-ce là ce que l’artiste, américaine et à l’imaginaire imprégné différemment, a voulu dire ? Peut-être, peut-être pas ; celle-ci nous précise ne pas vouloir « surdéterminer » ses peintures, et souhaiter qu’elles restent ouvertes à l’interprétation. Que ses compositions de bords de mer évoquent les dangers du surtourisme, la montée des eaux, la crise migratoire ou l’urgence de la pollution plastique, elles demeurent en tout cas hantées, et ne laissent pas indifférents…

Nina Chanel Abney, Tag yourself

Nina Chanel Abney, Tag yourself, 2025

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Courtesy de l’artiste et Perrotin

Dans la dernière salle, les œuvres oscillent entre le dépit et l’espoir. Le dépit, c’est celui d’American Dreamin’ (2025), une maison ornée d’un drapeau queer et d’une date, « 63 », celle du discours historique de Martin Luther King « I have a dream » ; mais devant la porte, des flammes s’apprêtent à dévorer ce doux foyer paré d’espérances… Face à cette toile, la toute dernière œuvre du parcours offre une échappée douce : Plant Parenthood (2025) donne à voir une douzaine de plantes en pot différentes, qui forment ensemble un jardin chatoyant. Ici, pas de croix, pas de lettres au message caché… On y verra la beauté d’une communauté aux individualités variées, un clin d’œil queer aux différentes façons de faire famille. Cultiver son jardin, la meilleure résistance face à un monde en ruines ?

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Now What? Or What Else?

Du 6 septembre 2025 au 11 octobre 2025

www.perrotin.com